Cette semaine Leiloona nous confie une photo de Julien Ribot pour l'atelier d'écriture. J'avais entendu parler d'une folle histoire qui m'a inspirée pour ces quelques lignes et que je vous invite à retrouver en bas de page. Parfois la réalité dépasse la fiction ...

Les draps frais

Elle avait toujours dans ses poches une drôle de petite pince en bois avec un petit ressort ,et une autre en plastique bleu. Machinalement, elle les touchait parfois, s’arrêtait dans son activité, les yeux dans le vague. Que représentaient pour elle ces petites choses ?

Je me suis alors souvenu du fil tendu dans le jardin de mes grands-parents et sur lequel étaient accrochées les mêmes petites pinces. Je m’était toujours demandé à quoi elles pouvaient servir, mais, surtout, pourquoi maman en gardait précieusement un ou deux dans ses poches.

« Maman, c’est quoi ça ?

  • Une pince à linge mon lapin.
  • A linge ? ça sert à quoi ?
  • C’est pour me souvenir mon garçon, me souvenir de l’absurdité du monde dans lequel nous vivons
  • Raconte-moi maman… »

Elle s’est assise sur le perron, les yeux dans le vague et a évoqué un souvenir totalement irréaliste, absurde. Elle avait raison, c’était absurde.

« Ici aux Etats-Unis, étendre son linge est interdit. On utilise les sèche-linge électriques. Dans certains états, maintenant, on peut pendre son linge dehors. Ils l’ont autorisé depuis … »

Elle s’est tu. Je l’ai laissée un instant se remémorer des souvenirs apparemment douloureux. Elle a repris. Visiblement elle souhaitait prendre un autre chemin avant de plonger dans l’obscurité.

« Je me souviens des draps frais que ma grand-mère séchait à l’air libre, au vent fleuri. Un bien-être indescriptible m’envahissait lorsque je me glissais dans le lit propre ; l’apaisement, la douceur, la sensation d’être au milieu d’un champ. Tout avait le parfum de la nature, de l’herbe, du foin, du soleil et des après-midi sereins.

A plusieurs reprises je les avais entendues, les voisines, avec leur voix de crécelle, leur mauvaise foi :

« C’est interdit Mme X, vous connaissez la loi comme nous tous, pas de linge à l’extérieur ! »

Ils parlaient de pollution visuelle, comme si les draps immaculés ainsi étendus racontaient des nuits d’un érotisme torride, comme si un morceau de tissus pouvait être vulgaire. Maman veillait à ne pas accrocher ses dessous, pourtant affriolants et les chaussettes de papa pendaient au garage. Les jalouses, les garces ! Elles avaient décidé d’aller au bout, de museler, de faire respecter cette loi puritaine stupide. »

Les larmes au bord des cils elle me raconta alors comment un voisin était venu, furieux, déverser sa colère un matin, comment mon grand-père s’était interposé, avait tenté de convaincre celui qui prétendait être gêné par la vision du linge ainsi étalé. « On se croirait dans un quartier populaire ! N’avez-vous donc aucun respect pour les autres et pour vous-même ? Etaler ainsi vos draps, et pourquoi pas vos dessous ? Mais cette fois ça va trop loin. On vous a assez prévenu… ».

Le coup est parti. Stupeur, Effarement, Ridicule de la situation, Peur, Absurdité … Elle n’avait plus de mot et ses yeux étaient posés sur les pinces à linge. J’essayais de mettre bout à bout les éléments glanés de son histoire, de me représenter la scène, de comprendre. Alors, sans un mot, maman a séché ses larmes, est entrée au garage, en a sorti un bobine de fil, l’a étirée entre le prunier et le cerisier et a accroché les petites pinces. J’ai vu l’ombre furtive d’un sourire sur ses lèvres. Quelques minutes plus tard le drap étendu flottait au vent. Le claquement du tissu, les jeux d’ombre des branches derrière cet écran naturel, le vol d’un moineau, le ballet des bourdons. Cinéma en plein air.

Personne n’est sorti, personne n’a crié.

J’ai attendu avec impatience le moment de me glisser dans ces draps gorgés de soleil, parfumés aux quatre vents, libre de s’étirer.

Mon douloureux héritage. Ma petite madeleine.

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Une histoire inspirée d’une folle réalité !

http://blogs.rue89.nouvelobs.com/american-ecolo/2009/11/04/aux-etats-unis-la-bataille-de-la-pince-a-linge-a-commence

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