Pour l'atelier d'écriture de Leiloona et à partir d'une photo de MARION PLUSS, je me suis penchée sur labbaye de Loos, prison en ruine qui sera prochainement reconstruite d'après ce que j'ai lu. L'histoire de ce lieu que je ne connaissais pas m'a vraiment interpelée, aussi ai-je imaginé deux personnages, à quelques siècles d'écart, comme un lien dans le temps pour ce lieu semble-t-il voué au pillage...

Le droit chemin

 

17 aout 1566. Baudouin se leva avec une étrange sensation au creux de l’estomac. Reclus depuis trois mois dans l’abbaye de Loos, il avait appris à en apprécier la rigueur. En véritable ascète, il acceptait désormais la règle de Saint Benoit. Aussi savait-il que le vide qui l’étreignait n’était pas du à la faim ,malgré le maigre perpétuel qu’il se devait d’observer. Non, c’était autre chose. Depuis plusieurs jours déjà les célèbres Gueux dits les «Hurlus» pillaient les Abbayes et avaient mis à sac Sequedin, non loin .S’ils traversaient l’Heurtebise, ils pouvaient entrer à tout moment.

A peine âgé de 14 ans il se rêvait ecuyer ,puis chevalier. Fils de paysans il croyait au labeur, à la force et à la bravoure comme valeurs premières et ne cessait de rendre visite au seigneur voisin qui acceptait de le laisser approcher ses chevaux. Malheureusement la famine qui menaçait avait contraint son père à le placer au cœur de l’abbaye contre les bons soins des moines cisterciens. Bon soins ! Que n’aurait-il donné les premiers jours pour échapper à ce milieu austère ?

Rester dans le droit chemin ou y revenir si l’on avait dévié. Les religieux se contentaient de mets grossiers, préparés avec des feuilles de hêtres, de pain fabriqué d'orge et de millet *. Habitué à restriction il savait que ce repas quotidien assurerait sa survie. Cependant, rapidement, les entorses au règlement de quelques moines le scandalisèrent d’autant plus qu’il ne bénéficiait pas de leurs largesses. Les laitages étaient sévèrement interdits à table mais circulaient en sous- main et alimentaient certains la nuit tombée. Pourtant, à force de patience et de méditation, son corps puis son esprit avaient pris le pli et acceptaient cette vie.

Sans doute était-il encore choqué par les coups de fouet que, chaque vendredi, les religieux administraient aux serfs qu’ils hébergeaient contre travaux des champs ; une sanction acceptée par tous comme si la condition de ces paysans devait passer par le fouet, comme si cela était inscrit dans leur état civil, sans doute aussi l’assurance qu’ils avaient compris les règles de l’hospitalité et la domination de leurs hôtes, généreux mais pas fous. Le droit chemin.

Mais en ce matin d’aout 1566, un affreux présage l’étreignait.

 

 

17 aout 2014. Benjamin passa sa main sur le mur rugueux de l’ancienne prison. Un froid intense l’envahit. Loos, cité perdue, lieu de démence, de violence, de dénégation. Tous ces non-dits et aujourd’hui, le souvenir.

Enfant il avait visité ce lieu, l’abbaye des moines cisterciens, la maison de redressement qui entendait faire rentrer dans les rangs les jeunes adolescents déviants. Encore aujourd’hui le discours du guide reprenait les paroles de Maurice Degand : « On essaie d’arriver au redressement moral des enfants par cinq moyens principaux : la morale religieuse, l’instruction, l’éducation professionnelle, le régime disciplinaire et la libération conditionnelle » *

Sous la menace de l’enfermement, chacun se tenait coi, respirant à peine, observant à la dérobée ces jeunes en réinsertion, de passage, anéantis mais apparemment sauvés.

Prenant la Suisse comme exemple, il poursuivait : « Dans cet admirable pays où décroît la criminalité, jamais on ne trouve plus de quarante enfants dans une maison de correction. Quand donc comprendrons-nous que si les enfants sont en trop grand nombre, ils se sentent une force, manifestent une espèce de fâcheux esprit de corps et ne peuvent être étudiés comme il convient ! », tel parlait Maurice Degand, avocat au barreau de Lille en 1912.*

Le droit chemin. Ramener l’esprit libre entre les rails, ne pas dévier, étudier l’humain pour comprendre ses déviances et le forcer à reprendre le cours des choses telles qu’on les entend.

A son époque on mettait en maison de correction des jeunes qui étaient un peu en marge, faisaient quelques bêtises, sans comparaison avec les réseaux de drogues dont il entend parler aujourd’hui. Grand dieu ! Comment est-on passé d’une abbaye à une colonie pénitentiaire puis à une prison ? Faut-il voir un lien entre la rigueur et l’ascèse des moines et la discipline de ce lieu d’enfermement ?

Devant lui, les vitres brisées portent les marques du passage des squatteurs : dégrader un lieu qui n’a aucun sens à leurs yeux, qui ruine leur liberté , qui veut les formater ou les exclure. Ce lieu il en a eu peur toute sa vie et pourtant, cette abbaye là-bas, l’attire, lui parle. Pour elle il est devenu photographe, a immortalisé la silhouette, de loin d’abord, à contre-jour, puis plus près, jusqu’à aujourd’hui où il a osé passer le grillage, tromper la vigilance d’un pauvre garde placé là pour faire illusion.

« Quoi qu’il en soit, la visite d’une colonie comme Saint-Bernard donne une réconfortante impression, tant on y sent qu’une attentive éducation parvient à réprimer les plus mauvais instincts. » * Il y croyait le guide, il ignorait peut-être ce qui se passait réellement à l’intérieur. Benjamin, lui, en avait eu des échos. A partir du moment où la colonie est devenue une maison de correction cellulaire pouvant accueillir jusqu’à 400 détenus, en 1907, les règles ont changé. Des méthodes pédagogiques révolutionnaires qu’ils disaient ! Lui sait la peur, la solitude, les mauvais regards, l’envie de sortir, de fuir. Lui a connu cela à travers les yeux de son frère, son bien aimé Antoine.

 

 

17 aout 1566. Baudoin entend les premiers cris. Il sait qu’il faudra protéger les femmes, faire barrage pour que le couvent ne soient pas souillés. Certes la vie est austère et pauvre par ici. Il se souvient encore de son arrivée et des maigres présents reçus non en cadeau mais en signe de bienvenue, d’accueil : un couteau, une aiguille, un poinçon et des tablettes d'ivoire enduites de cire pour écrire. Que ferait-il de tout cela ? Il n’en savait rien alors mais aujourd’hui ce sont ses biens les plus précieux, ses seules véritables possessions. Alors il les chérit, comme il arbore fièrement sa chemise de serge qui le distingue des abbés en scapulaires noirs.

Il est temps, ils sont là. Parcourant l’abbaye il rejoint ses camarades de combat. Levant son regard vers la porte il aperçoit l’emblème : d'azur, à huit fleurs de lis d'or, mises en orle, à l'écu d'or, au lion de sable, armé et lampassé de gueules. Sublime ! L’emporteront- ils ? Pilleront- ils cela pour ne rien laisser que poussière ? Après Loos, Haubourdin sera la ville suivante, sans doute. Quand cela s’arrêtera-t-il ? Quand ces hérétiques comprendront-ils que rares sont les esprits déviants en ce lieu et que les religieux ne sont pas tous aussi corrompus que la poignée qui les rend fous. Révoltés contre les hollandais, contre le roi, ils ne laissent rien sur leur passage, ne pensent plus.

Mais déjà les voilà. Baudouin s’empresse de protéger ce qu’il peut, les livres, les images saintes. Autour de lui, cris et violence, les gueux saccagent les douze autels de l'édifice , livres et pierres tombales sont éviscérés,  les orgues résonnent d'une agonie bruyante.  Rien n'échappent pas au massacre , pas même les reliques des onze mille Vierges, pourtant conservées dans une armoire hors de vue*. Seigneur tant de haine ! Les symboles à terre, comme autant de vestiges d’une religion, explosent.

Les religieuses ! D’un bond, Baudouin observe au loin. Les portes closes le rassurèrent sur le fait qu’elles étaient recluses dans le monastère. Certains moines, ayant devancé l’attaque, s’étaient réfugiés à Lille. Mais les femmes, elles , n’y avaient pas cru et n’avaient de toute façon pas le temps de préparer leur départ. Un homme ,soudain, le devança, s’élança vers une aile de l’abbaye et frappant de toutes ses forces à la lourde porte. Sur un mot elle s’entrouvrit, laissant paraitre un visage apeuré, émacié. Le seigneur de Wambrechies, de la Maison de Haynin de Hamelincourt et neveu de la précédente abbesse, feue Mme. Agnès DE CROIX, n'eut que le temps d'accourir au plus vite à l'abbaye et de retirer les Dames dans le réfectoire gras *. Ainsi il les sauva alors que Baudouin, admirant son courage, s’élançait à son tour, faisant barrage de son corps.

 

 

17 aout 2014. Comment un enfant, affublé du nom d’adolescent, peut-il être ainsi enlevé à ses parents, mené en ce lieu clos, isolé des siens, apeuré, inconscient du crime commis ? Car au milieu des véritables criminels, aussi jeunes que lui sans doute, Antoine faisait figure d’ange. Pour avoir suivi, fait confiance à ses amis, accusé du crime, seul, désemparé, il avait essuyé deux ans ce cette maison de correction, cette colonie pénitentiaire d’un autre genre. Que dirait-il aujourd’hui en parcourant comme lui ces ruines souillées ? Reconnaitrait-il le lieu qui l’a broyé, a fait de lui un homme sans vie, sans envie ?

Autour de Benjamin, d’autres photographes admirent l’art qui transpire des vieilles pierres, les couleurs entachant l’espace gris, donnant vie à l’innommable que l’on parle de reconstruire. Qu’en fera-t-on ? Une prison bien entendu, mais de quel genre ? Une prison sans violence, ni physique, ni psychologique ? Ce que voit Benjamin à travers l’objectif lui permet d’envisager une autre réalité, de conjurer le passé. Chaque cliché, comme autant de morceaux d’un espace qu’il a haï, le mène vers la reconstruction. Il fallait qu’il vienne malgré son âge avancé, il devait comprendre aussi la destruction, l’empreinte des autres sur un lieu dont l’histoire est aussi liée à la violence. Quels condamnés en ce lieu ? A quelle époque ? Qui, le premier ?

17 aout 1566. Sur un îlot émergé des marais de la Deûle, Loos. Une trentaine de moines cisterciens y assèchaient et cultivaient les terres. Un mur de clôture entourait les terres de l'Abbaye et longeait le cours d'eau appelé “vize nawie” ou “gaucquerie”. Mais en ce triste matin de 1566, ceux que l’on croyait animés d’une ferveur aveuglée versèrent le premier sang. D’une haine rageuse qui poussait au pillage, ne reste que l’hébétude devant le corps de l’enfant. Baudouin git, comme pensif devant ce déchainement : que deviendra ce lieu ? D’autres comme lui y apprendront-ils la discipline et la rigueur qui font une vie d’homme ? Que restera-t-il de l’abbaye de Loos dans quelques siècles et se souviendra-t-on de cet adolescent fils de paysan qui se rêvait écuyer, puis chevalier .

 

Les * renvoient à des informations trouvées sur le site suivant : http://cmapl.pagesperso-orange.fr/fset_memoire.html

 

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