Outre-Terre, Jean Paul Kauffmann
Outre-Terre, Jean Paul Kauffmann, éditions Folio, 2017, 359 pages
Genre : récit de voyage, essai
Thèmes : Russie, Napoléon, Eylau, Histoire, reconstitution
L'auteur en quelques mots ...
Journaliste et écrivain français, jean Paul Kauffmann est né en 1944. Passionné dès son plus jeune âge par la littérature, il se tourne naturellement vers le journalisme après ses années de pensionnat. Effectuant son service militaire au Québec, il reste dans le pays quelques temps et travaille pour un hebdomadaire. Rentré en France en 1970 il est engagé par Radio France Internationale puis par l'AFP.. En 1984 Jean Paul Kauffmann devient Grand reporter pour l'Evénement du jeudi, mais est pris en otage à Beyrouth en 1985, tout comme Michel Seurat qui décédera, lui , en détention. Libéré en 1988, ce n'est qu'en 2007 que Jean Paul Kauffmann évoquera sa captivité dans La Maison du retour.
L'histoire :
"La campagne de Pologne, appelée aussi campagne de 1807, s'est déroulée pour une large part dans l'enclave de Kaliningrad alors prussienne. Les sites de la bataille d'Eylau ( 8 février 1807) et de Friedland (victoire remportée par Napoléon le 14 juin 1807) sont aujourd'hui russes."
"Le 7 février 2007, la famille Kauffmann débarque à Kaliningrad, lourdement équipée pour affronter l'hiver russe".Dans les bagages de notre auteur le Napoléon d'Eugène Tarlé et le guide Baedeker de 1900 qui a pour particularité de présenter Königsberg alors allemande, avant que la ville ne soit rebaptisée Kaliningrad, du nom d'un compagnon de Staline. En tête, le colonel Chabert de Balzac, que l'on crut mort sur le champ de bataille et qui revêt pour la famille des allures de héros.
Pourquoi ce voyage ? Jean Paul Kauffmann nous confie l'anecdote: "Nous sommes alors en 1997. Je lance: "Dans dix ans aura lieu l'anniversaire de la bataille d'Eylau. Ce serait amusant de nous y retrouver le 8 février 2007". Voici donc la famille en exploration dans une contrée froide, d'aspect peu ragoutant et qui recèle pourtant un pan d'Histoire qui mérite qu'on le mette en lumière.
En 1991 Jean Paul Kauffmann est envoyé en tant que reporter dans l'ancienne Königsberg, autrefois capitale de la Prusse orientale. Il découvre Eylau à cette époque. Königsberg, patrie d'Hannah Arendt ou encore de Kant. Tout nom germanique a été éliminé et les rues ont pris une tonalité russe. Affublé d'un interprète assez froid, il découvre alors ce qu'est la bataille d'Eylau dans l'esprit russe.
Se pourrait-il qu'ils imaginent avoir remporté cette bataille ?
Des années plus tard, alors qu'en famille il retourne sur les lieux, c'est au tableau du baron Gros que Jean Paul Kauffmann pense et qu'il construit son parcours.Dans cette ancienne Prusse orientale, l'Outre-terre russe le renvoie en plein coeur de la guerre : "Le 9 février 1807 restera le jour le plus cauchemardesque de la Grande Armée (...) la révélation de la Boucherie d'Eylau" qui restera comme une fracture, "le premier grand accident du règne"
En vrac et au fil des pages ...
Napoléon à la Bataille d'Eylau par Antoine-Jean Gros.
On ne résume pas un essai ,ou un récit de voyage à portée historique comme celui-ci , facilement. C'est pourtant avec une grande fluidité que Jean Paul Kauffmann évoque à la fois ses souvenirs et convoque l'image de Napoléon sur le champ de bataille d'Eylau.
Les données historiques sont claires, malgré cela il est intéressant de voir comme la vision française et la vision russe de l'événement divergent sur certains aspects. Les personnes que rencontre la famille se montre réticentes à évoquer cette bataille ou au contraire sûres d'elles en l'évoquant.Il faut dire que Napoléon est considéré dans cette contrée comme un grand homme. "Une bataille que les Russes prétendent avoir gagnée et que nous ne voulons pas avoir perdue" disait Savary, futur ministre de la police de Napoléon.
L'intérêt de l'approche de l'auteur est de reconstituer le 9 février 1807 à partir d'un tableau ou plutôt d'une commande de Napoléon lui-même ,qui organisa alors un concours de dessin sur ce thème ! Il fallait que l'église soit représentée sur les tableaux. De fait, on comprend au fil de l'ouvrage l'importance que ce bâtiment revêt, de par sa position stratégique et sans doute ce qu'elle a symbolisé pour Napoléon ce jour-là alors qu'il circulait au milieu du charnier, déplorant les morts. Seule la peinture du baron Gros semble conforme à la réalité, l'église à droite, pour comprendre ce qui s'est joué sur le champ de bataille.
La description des couleurs, des ombres, est fine, la neige presque noire, les corps, les hommes en mouvement, les figures qui entourent Napoléon et son propre geste de la main... ce que dit ce tableau de l'homme qui comprend alors l'ampleur qu'aura cette bataille sur son règne. Les hommes qui l'ont épaulé son décrits dans leur force de caractère, leurs exploits passés, bien que Napoléon ne les ait jamais ou peu félicités par le passé, "Il estimait peu les hommes". C'est un stratège, ce que l'on retrouve de façon clairement illustrée dans cette bataille, malgré le bilan final. Pour découvrir pourquoi tous figurent sur le tableau du baron Gros, excepté Augereau, pourquoi Napoléon n'a pas voulu qu'il soit représenté, je vous invite à lire ces quelques pages...
L'église, qui elle y figure comme un personnage à part entière, sera le fil conducteur de l'essai, puisque devenue une usine, elle ne sera pas ouverte au français passionné d'Histoire napoléonienne qui aimerait tant la visiter, comprendre le point de vue, assembler les dernières pièces du puzzle. Qu'il suffise de savoir que la bataille d'Eylau est commémorée en Russie et que ce pays est comme à un tournant de son histoire où une partie doit être reconstituée, acceptée.
La littérature n'est pas absente, bien évidemment, donnant une large place à Balzac que Jean Paul Kauffmann place parmi les plus grands écrivains, notamment pour son Colonel Chabert, Tolstoï et son Guerre et Paix également. Il revient avec plaisir sur les descriptions balzaciennes du charnier, au moment où Chabert se croit perdu et lutte de toutes ses forces pour s'extraire de sous les corps qui lui ont sauvé la vie. Mêlées au tableau de Gros, ces descriptions plongent le lecteur dans un réalisme saisissant où l'on comprend pourquoi l'affrontement fut qualifié de boucherie.
On apprend beaucoup avec Jean Paul Kauffman et alors que d'autres batailles napoléoniennes sont sans doute plus connues ou ont fait l'objet de récits multiples (Waterloo, Austerlitz), Eylau reste encore emplie de zones d'ombre. J'ai particulièrement apprécié la description de la reconstitution faite par le colonel Langlois en 1843, dans la rotonde des Champs-Elysées, avec ce procédé qui place le spectateur au centre de la scène, qui peut nous paraitre désuet aujourd'hui, mais qui a beaucoup ému à l'époque, notamment Théophile Gauthier, tant le réalisme était travaillé.
Pourtant l'auteur nous invite à observer cette région avec un autre oeil, russe peut-être, qui ne voit pas que le gris, la tristesse d'une contrée enneigée au delà du possible, mais une forme de nostalgie, une sorte d'art industriel, "C'est un gris à la fois éteint et glacé qui embrume la moindre forme dans un fondu finalement harmonieux." , une forme de désolation qui enchante comme le dit Jean Paul Kaufmann.
Un grand merci aux éditions Folio et à Livraddict pour ce partenariat.