Elif SHAFAK, Lait noir
Lait noir, Elif Shafak, Collection 10/18, Domaine étranger,2010, 351 pages
Thèmes : écriture, maternité, dépression post-partum, condition de la femme écrivain
Genre : roman autobiographique
L'histoire : Avoir un enfant est une merveilleuse aventure. Tout est beau, merveilleux, doux ... C'est ainsi que cela devrait être en effet. Mais ce n'est pas toujours le cas. Dans un face à face avec elle même,Elif Shafak aborde le thème de la dépression postpartum. "Tu sais, si tu pleures trop, ton lait va tourner et devenir noir" lui disait sa grand-mère.Pour la femme musulmane , comme pour la femme occidentale, le sujet est tabou. Parler de ce qui ne va pas, faire part de ses angoisses alors que tous les regards sont tournés vers la mère et son enfant n'est pas aisé. Reconnaitre que l'on va mal et l'écrire l'est encore moins. Certes les livres spécialisés abordent cette période difficile qui suit la naissance d'un enfant. Mais qui en reconnait vraiment les symptômes ? Tant de femmes on mené de front une carrière et une vie de famille. L'écrivain convoque de grandes figures féminines pour souligner la complexité du rapport de la femme à l'écriture, de la mère à l'enfant. Ainsi Simone de Beauvoir, Doris Lessing, Zelda Fitzgerald ...
En laissant parler ses voix intérieures, perçues comme de petites bonnes femmes à la personnalité marquée ( Miss Cynique Intello, miss Ego Ambition, Dame Derviche ou maman Gâteau...) Elif Shafak se dévoile, se livre, retrouve l'estime d'elle-même.
En vrac et au fil des pages : sans doute le tour de force d'Elif Shafak est-il d'avoir su faire un roman d'un tel sujet. Il fallait toute la subjectivité d'une autobiographie pour soutenir ce thème et le faire entrer en résonnance avec la condition de la femme turque. Ce roman traite de l'équilibre : entre la femme et la mère, entre l'écrivain et la maman, entre le cérébral et l'intuitif. Dans une tentative de recoller les morceaux, l'auteur explore son moi profond et se découvre, laisse parler en elle les mille petites voix qui font sa personnalité en construction. Car devenir mère est un processus qui prend du temps, un changement presque brutal bien que merveilleux. Le reconnaitre et en parler est important. C'est une sorte de thérapie.
Elif Shafak relie son écrit à la magie orientale : les petites bonnes femmes sont des djinns, respectant ainsi une tradition orale portée par les femmes turques. Par ce biais elle dénonce aussi une culture écrite presque exclusivement masculine : les jeunes filles vont à l'école jusqu'à ce qu'elle soient en âge de devenir des femmes au foyer. Elles oublieront alors leurs rêves d'écriture pour se consacrer à leur famille.
Malgré un sujet brûlant Elif Shafak décrit avec une touche d'humour ce que sont ses voix intérieures et la bataille qu'elles se livrent, entre anarchie et démocratie. Son roman est d'autant plus intéressant et touchant qu'il ne s'adresse pas qu'aux futures mères mais à tous ceux qui laissent parler en eux ces petites voix. Il est aussi très différent de ses autres romans comme Bonbon Palace ou La Batarde d'Istambul.