La Femme au miroir, Eric Emmanuel Schmitt
La Femme au miroir, Eric Emmanuel Schmitt, Albin Michel, 2011,455 pages
ISBN - 13 : 978-2226229861
Genre : roman
Thèmes : condition de la femme, amour, religion, dépassement de soi, estime de soi, psychanalyse, communion avec la nature, épanouissement
L'histoire : le roman dépeint tour à tour le destin de trois femmes ,Ann de Bruges, Hanna et Anny. A chacune une époque, une condition, un chapitre. Ann vit au XVI°S, à Bruges. Jeune femme soumise à sa condition, on la découvre lors de préparatifs de mariage avec Philippe. Mais cette situation lui pèse et sans savoir pourquoi elle sent la différence qui l'oppose à ses cousines, sa tante Godeliève, ses voisines qui jalousent son amant. Se réfugiant dans la forêt, seul lieu où elle se sente en paix, elle découvre l'étrangeté qui l'habite cette sensation d'être différente. Refusant ce mariage qui l'aurait pourtant comblée, elle choisit de développer cette harmonie avec la nature. Un événement vient combler son attente : un loup rôde dans les parages de la ville, une battue est organisée pour le tuer. Ann ressent au plus profond d'elle-même ce qui la lie à la nature dont elle entend l'écho et entreprend d'approcher la bête féroce. Se produit alors ce qui lui permettra de s'épanouir et en même temps causera sa perte : chacun voit en elle celle qui sait parler aux animaux et leur impose sa loi. Parallèlement à ce destin hors du commun, nous suivons les humeurs de Hanna, jeune mariée vivant à Vienne au début du XX°S. Malgré sa réticence à vivre dans un milieu aisé, elle finit par se fondre dans le moule que lui propose la haute société viennoise et s'y perd. Nous apprenons par la correspondance qu'elle mène avec son amie de toujours, par quels sentiments contradictoires elle passe. C'est en découvrant la psychanalyse initiée par Freud qu'elle se trouve, s'épanouit ou plutôt poursuit sa quête d'elle- même , inlassablement. Quittant sa vie superficielle, elle se réfugie à Bruges où elle découvre le destin fascinant d'Ann. Le troisième portrait nous livre une Anny, star montante du cinéma, dans un Hollywood factice, tape à l'oeil. Anny s'épuise en drogue, alcool ,amants et ne parvient pas à savoir qui elle est réellement. Jouer un rôle est devenu un mode de vie par lequel elle trompe son entourage mais, surtout, se ment à elle-même. Ce n'est que par la persévérance de son infirmier, Ethan, éperdument amoureux d'elle, qu'elle va comprendre combien sa vie ne pourra la combler plus longtemps. Lui-même tombé dans la drogue, se laisse peu à peu sombrer alors qu'Anny réagit en l'encourageant à vivre à ses côtés. C'est en rencontrant Ann de Bruges dans un scénario envoyé d'Europe, qu'elle découvrira qui elle est vraiment et se donnera les moyens d'assumer sa vie.
En vrac et au fil des pages: J'ai eu la chance de rencontrer Eric Emmanuel Schmitt et de l'écouter parler de son livre avant même de l'avoir fini. Aujourd'hui je comprends toute la complexité qu'il y a mise et combien ce roman en dit long sur lui. Ce qui m'a le plus marquée est l'incapacité à dire ce que l'on ressent au plus profond de soi. Que l'on parle de religion, de psychanalyse ou de force intérieure, le point commun entre ces trois femmes reste la volonté d'imprimer fortement leur vie de ce qu'elles ressentent, ce qu'elles vivent au plus profond d'elles-mêmes. L'auteur dit avoir vécu une expérience quasi mystique dans le désert et regrette de ne pouvoir poser des mots sur cela. Or , c'est exactement ce que vivent ses personnages et ce constat revient comme une litanie dans le roman.
J'avoue que la lecture n'est pas facilitée par le découpage en chapitre qui accorde tour à tour la parole à trois destins clairement différents. Autant j'ai été happée par la vie d'Ann de Bruges et amusée puis troublée par celle d'Hanna, autant je dois dire qu'Anny ne m'a émue qu'à la fin, probablement parce qu'elle rencontre les deux autres femmes qui sont à l'origine du rôle qu'elle endosse. Il m'a semblé que l'auteur avait trouvé les mots justes pour décrire le cheminement d'Ann, si ce n'est par les descriptions de son attachement puis de son amour pour la nature, au moins dans la poésie qu'il lui prête. Cela m'a donné envie de savoir si Anne de Bruges avait réellement existé, c'est dire ! Il me semble aussi que le genre épistolaire convient bien à l'engouement de Hanna, au dévoilement de sa personnalité qui laisse place à la colère, la surprise, même si parfois le style retombe dans le récit, ce qui freine la lecture. J'ai apprécié de retrouver la génèse de la psychanalyse et les premières réactions ahuries d'un public non préparé à ce genre de fadaises, qui se laisse finalement convaincre. Pour ce qui est d'Anny, je pense que c'est son univers qui m'a déplu. Je comprends bien l'intérêt de ce genre de milieu puisqu'il s'agit bien de partir d'une déchéance et de proposer une reconstruction. Toutefois, certaines scènes m'ont parues lassantes par la passivité du personnage, sa molesse. Ce n'est qu'à partir du moment où elle reprend son destin en main, s'affirme en quelques sortes, que je l'ai appréciée. Cependant je m'interroge encore sur la nécessité de proposer un effondrement de celui qui l'a soutenue depuis le départ, Ethan. Sans doute l'auteur a-t-il pensé que cela aurait été trop facile, trop fleur bleue, je ne sais pas !
Eric Emmanuel Schmitt pose toujours en filigrane une réflexion sur la religion ou une force, une entité qui nous dépasse. Ce roman n'en est pas dénué mais se démarque des autres en cela qu'il évoque une époque marquée par l'Inquisition et propose une relecture de la vie d'Anne, en qui Braindor a vu une sainte alors qu'elle était une femme sensible, par celles qui vont lui succéder et qui poseront sur son expérience mystique d'autres mots : inconscient par exemple. J'aime que les romans de cet auteur nous interpellent , même si nous ne sommes pas croyants, sur le sens de nos vies, le sens que nous voulons leur donner plus précisément. Celui-ci souligne, en plus, la nécessité d'imposer ses choix, quels qu'ils soient, pour se sentir bien, à sa place, épanouis.
Je ressors de ce roman enchantée car je me suis retrouvée en bien des points dans Anne et Hanna. Je ne saurais en dire plus ( tiens, manquerais-je de mots moi aussi !) mais c'est une lecture qui m'a offert un regard sur moi-même, chose rare en littérature où l'on peut s'identifier à un personnage sans pour autant se dire que l'on a pensé la même chose. Je vous en conseille donc vivement la lecture .
Ce roman existe en version audio, suivie d'un entretien avec l'auteur.