La Formule préférée du professeur, Yoko Ogawa
La Formule préférée du professeur, Yoko Ogawa, éditions Babel, Actes Sud, 2005, 245 pages
Genre : roman
Thèmes : mathématiques, mémoire, amitié
L'auteur en quelques mots ...
Née en 1962 à Okayama, cet écrivain japonaise a édité de nombreux nouvelles, essais et romans (35 en tout). Le point commun entre ces écrits tourne autour de la mémoire, des archives, de la volonté de classer pour ne pas oublier. Comme souvent dans la littérature japonaise, son style est simple et touchant.
Parmi ses influences, son écrivain favori et modèle est Haruki Murakami, grâce à qui elle a connu la littérature de Scott Fitzgerald ou de Truman Capote. Elle se dit influencée par Le Journal D'Ann Frack à travers lequel elle a découvert le poids des mots simples du quotidien.
Son univers touche au délabrement, à l'ancienneté qui crée une ambiance familière.Les lieux clos sont souvent décrits, feutrés, ils isolent de l'extérieur. La lumière a une grande importance, souvent une lueur. Ses récits sont toujours portés par une narratrice qui s'exprime à la première personne, ce qui donne à la fois une impression de vécu et une sensation de détachement, " comme si les héroines se regardaient agir" précise Xavier Plathey.
L'histoire
" Nous l'appelions professeur, mon fils et moi. Et le professeur appelait mon fils Root. Parce que le sommet de son crâne était aussi plat que le signe de la racine carrée."
La première fois que la narratrice rencontre le professeur, elle se rend chez lui pour y être aide-ménagère. Elle sait déjà que leur relation ne sera pas facile car le vieil homme, suite à un accident de voiture, vit depuis des années avec une mémoire défaillante, une autonomie de quatre vingt minutes au delà desquelles tout s'efface. Ancien professeur de mathématiques, le professeur s'est alors enfermé dans un monde qui n'appartient qu'à lui et dans lequel les chiffres et formules tiennent la plus grande place, symboles rassurants d'une ancienne vie. Aussi, pour créer le contact, lui demande-t-il constamment son âge, sa pointure, ramenant le quotidien à ce qu'il connait le mieux. Chaque matin, en arrivant chez lui, elle doit se plier au même rituel, seul garant d'un apaisement dans l'attitude du vieil homme qui ne vit qu'à travers de petites notes épinglées sur son costume comme autant de pense bête qui rythment sa vie. Pourtant, le jour où elle va lui présenter son fils va éveiller chez le professeur un élan bienveillant envers cet enfant qu'il ne connait pas. Leur passion commune pour le base-ball, l'engouement du professeur pour les mathématiques, univers dans lequel il va entrainer Root et sa mère, forgent des liens forts qui transcendent le trio et font oublier un instant le handicap du professeur. Vivre chaque jour comme un éternel recommencement. Etablir une relation d'amitié durable avec un homme qui vous oublie au bout de quatre vingt minutes et que tout angoisse. Avec ruse et amour, mère et fils vont construire autour du professeur une vie d'espoir et d'amitié.
En vrac et au fil des pages
J'avoue avoir eu un peu peur en ouvrant ce livre car, je dois bien l'avouer, je ne suis pas férue de mathématiques, discipline qui crée en moi une angoisse comme aucune autre ! Pourtant, dès les premières pages, l'écriture sensible, simple de Yoko Ogawa, transporte et l'on se laisse bercer par la poésie des mathématiques. Et oui, c'est moi qui le dit ! Comme il est surprenant de constater que la façon dont on nous explique les fondements d'une discipline présage de notre comportement à venir. Pour moi, cette matière est indéniablement liée à la boule au ventre, aux formules obscures et aux mauvaises notes. Mais l'approche du professeur est tout autre, valorisante, expressive, consciencieuse.
Le ton est donné dès l'incipit avec le surnom donné par le professeur au fils de la narratrice, Root ( racine carrée) qui permet de comprendre comment fonctionne le vieil homme. Sa mémoire défaillante crée en lui une angoisse qu'il exprime par un comportement replié sur lui-même, une tentative rassurante de trouver ,en tout ce qui l'entoure, des repères. Or ces repères sont liés aux chiffres. "Votre anniversaire c'est quel jour de quel mois ?", "Quelle est votre pointure ?", "Quel est l'âge de votre fils ? ", autant de questions qui constituent une entrée en matière dès que les protagonistes se retrouvent, un moyen de créer le contact , de créer du lien. Ici, ce qui apparait comme un topos de la littérature ( l'oubli, la défaillance) est amené de façon mélancolique sans que l'on prenne en pitié ce personnage pourtant émouvant. la rigueur qu'impose sa discipline transparait dans un comportement d'abord froid. cependant, à mesure que les mathématiques prennent une tournure plus poétique ( et oui je le maintiens !) l'homme se fait plus sociable, touchant de lucidité .
L'on ne peut qu'être ému par le dévouement de la narratrice pour ce vieil homme qui l'oubliera dans quelques minutes, persuadée qu'elle peut tout de même améliorer son quotidien et créer un lien durable, entre lui et son fils surtout. Car le vieil homme et Root semblent étrangement proches, se comprennent . Tous vont dépasser le problème de mémoire du professeur pour bâtir des repères, des ponts entre le passé et le présent, autour du baseball notamment pour lequel les références du professeur se sont est arrêtées en 1975, à l'apogée d'Enatsu, joueur depuis longtemps retraité. Avec une grande sensiblité et pas mal d'humour, mère et fils vont maintenir les souvenirs du professeur vivaces et les lier au présent. Tous deux vont introduire la vie dans la maison du vieil homme, tout simplement.
L'histoire est portée par des formules sur lesquelles le professeur travaillais à l'époque où survint son accident ou sur lesquelles il revient en participant à des concours organisés par une revue scientifique : la conjecture d'Artin, le théorème de Fermat et une mystérieuse petite formule, griffonnée sur un morceau de papier et que la narratrice gardera précieusement ... La magie des nombres entiers est alors révélée aux deux protagonistes qui n'ont de cesse de poursuivre , dans leur vie quotidienne, l'expérience révélée par le professeur : "A ce moment là je fis, pour la première fois de ma vie, l'expérience d'un instant miraculeux. Dans un désert cruellement piétiné, une rafale de vent venait de faire apparaitre devant mes yeux un chemin qui allait tout droit. Au bout du chemin brillait une lumière qui me guidait. Une lumière qui me donnait envie de suivre le chemin pour m'y plonger tout entière. Je compris alors que je recevais une bénédiction..."
C'est ce que j'ai apprécié dans ce roman, l'idée que les mathématiques ne sont pas réservées à un cercle fermé de puristes mais que tout un chacun peut appréhender et faire sien ce domaine en le confrontant à sa vie quotidienne.