Lausanne, Antonio Soler
Lausanne, Antonio Soler, éditions Albin Michel, 2012, 287 pages
Genre : roman
Thèmes : adultère, soliture, femme, mariage, maternité
merci aux éditions Albin Michel pour m'avoir envoyé ce livre en avant-première
l'auteur an quelques mots
Ecrivain espagnol originaire de Malaga, Antonio Soler est reconnu dans son pays depuis ces premiers écrits; En France il faudra attendre 200 avant de découvrir ses romans comme Les héros de la frontière ou Les danseuses mortes dans lequel il évoque la danse. Je l'ai personnellement découvert avec le Chemin des anglais, qui a été adapté au cinéma et lui a valu le prix nadal. Son oeuvre est jugée profondément humaniste et, en effet, Antonio Soler reconnait avoir besoin de comprendre l'autre, d'explorer ses souffrances et ses espoirs. C'est ce que l'on retrouve dans son dernier roman.
L'histoire
"Le train s'ébranle. Il commence à glisser sans bruit, on dirait que quelqu'un a lâché les freins dans une pente, ou bien c'est une légère hallucination, une erreur des sens".
Aussi lentement, les souvenirs remontent à la surface et dans le train qui la mène de Genève à Lausanne, Margarita laisse remonter à la surface le flot des instants perdus. "Suzanne est morte". Une vague trsitesse l'envahit en même temps qu'une profonde rancoeur. Car Suzanne était son amie mais aussi la maitresse de son mari, Jésùs, celle qui lui a volé une part de son univers. "Le train continue de marquer sa distance d'avec le monde. Il y a une étrange frontière entre cette vie ouverte et statique là-dehors et celle de dedans, étroite et vaguement éthérée". Autour d'elle, la vie suit son cours, les passagers montent et descendent, certains retiennent son attention. Comme cette femme qui semble être le sosie de Suzanne et vers laquelle Margarita va revenir tout au long du voyage, comme un leitmotiv pour ne pas oublier la souffrance infligée par l'amie et l'époux. Elle se souvient de leur rencontre: Jesùs travaillait à la visserie de son père. Elle était alors" la Petite", la princesse protégée par le regard paternel. Nulle passion entre eux mais une évidence, c'était lui. Les souvenirs sont comme de petits jouets en caoutchouc dans la baignoire d'une enfant. On les immerge et ils remontent d'un coup ou plus lentement. "Ces souvenirs, ces petits joujoux (...) Quelqu'un a retiré la clé de cette serrure. Et tout ce qui était important est resté enfermé à jamais de l'autre côté de la porte.Je sais ce qui s'est passé, oui_ tout ce pour quoi les mots sont inutiles (...) Mais les regards, les fois où elle a posé la main sur sa joue à lui ou quand ils ont eu les larmes aux yeux (...) les mots qu'ils se sont dits (...) cela, la vérité vraie, ces fils fins dont est tissée la vie, jamais je ne es connaitrai. Et je sais que je me tromperai toujours en recomposant cette tapisserie secrète". Comme un monde qui lui est interdit, elle imagine ,et sa douleur se nourrit de ces images. "Mon coeur a changé de place, il a migré et je l'ai retrouvé un jour en plein milieu de ma poitrine. Sans savoir comment, je me suis aperçue qu'il s'était rempli de mercure ou de quelque chose qui y ressemble."
Margarita a un enfant, Tinin, avec lequel elle a appris le poids de la maternité, un état qui ne l'a pas comblée, au contraire, mais a généré une certaine distance entre elle et son fils. Cet enfant qui était pourtant le sien lui est apparu comme un étranger. Une période où une sorte de folie s'insinue en elle, "La vie et sa fin. Avoir un enfant c'est signer un arrêt de mort". Jusqu'à cet incident où elle manque de noyer son fils dans la baignoire, une absence passagère dont elle sort guérie: "Peut-être cela avait-il été une immersion dans mon propre abîme. un pacte s'est établi: l'enfant est définitivement devenu Alberto, Tinin. une personne."
Et dans ce froid qui l'envahit, le doute la fait se tourner vers son père, son protecteur, celui qu'elle a veillé jusqu'au dernier moment et à qui elle demande "Que vais-je devenir, papa ?".
Autour d'elle, dans ce train, les gens rient, téléphonent, vivent. Elle imagine leur vie, "en route vers la mort, l'hôpital, la vie ou ailleurs". Elle ,survit. "La vie passe sans jamais s'arrêter et sans jamais de retour en arrière".
En vrac et au fil des pages
C'est un cri de souffrance que ce roman. J'ai tout de suite pensé au Cri de Munch, cette sensation de l'homme qui se débat dans son propre corps, contamine le paysage par sa pensée: "Les ombres couleur cerise, quelques éclats d'or flottant sur un ton sombre, la nuit faite d'un délicat vert émeraude, de rouges traversés de bleu". Une apparente plénitude et un terrible tourment interne. La vie comme un train, filant en suivant les rails vers une destination inconnue et pourtant prédestinée. L'effondrement d'une femme qui donne le change au reste du monde mais s'étiole, s'éteint , se noie. Ne pas parler avec son époux Jésùs de cette trahison qui la ronge pour ne pas lui donner corps, c'est ce qui lui a permis de survivre.
Antonio Soler réussit ici le tour de force de nous faire partager les pensées d'une femme, de retranscrire le mal qui la ronge dans les moindres parcelles de son corps. Décrire un état d'âme n'est pas chose facile car cela relève du quotidien et pourrait être ennuyeux. Ici il n'en est rien et l'analogie entre l'avancée du train et le défilement de sa vie y est sans doute pour beaucoup. Le lecteur prend plaisir à retrouver des sensations vécues lors d'un trajet où la promiscuité crée une sorte d'intimité passagère entre les voyageurs mais où chacun reste dans sa bulle. Le paysage qui défile, les arrêts comme autant de pauses dans une vie, tout contribue à faire entrer le lecteur dans la vie de Margarita et l'on souffre avec elle, plaignant cet homme qu'elle a épousé et qui ne semble être qu'un pantin, lâche et sans caractère, haissant et admirant son amie Suzanne, priant "la sainte lâcheté de " son homme. On l'admire pour son courage et on la plaint en même temps d'avoir supporté tout cela sans partir, sans tout quitter. On regrette son immobilité tout en la comprenant.
C'est aussi un roman sur les femmes . Margarita est au coeur du récit et cristallise toutes les femmes qu'elle a connues : sa mère, distante, critique; la mère de Jésùs qui ,dans un acte de revanche, a osé prénommer son fils Jésùs alors que son époux "communiste inflexible et anticlérical" s'y opposait, Suzanne, la femme double dont on pourrait aussi raconter les souffrances et qui a attendu que jésùs quitte sa femme avant de comprendre qu'il ne le ferait jamais, les amies de Margarita, autant de femmes qui gravitent autour d'elle et dont les vies sont faites de déceptions, d'espoirs.
Les interruptions de la pensée pour aller vers un passager, un paysage, une parole entendue, donnent un rythme au récit . La somnolence, le contrôleur, les tunnels, créent des rebondissements, des ponts dans le déroulement de son film, de nouvelles voies qu'emprunte le train de sa vie. On découvre alors qu'elle a finalement évolué, qu'elle a enduré cette trahison toutes ces années où a duré l'adultère mais que cela a fait d'elle une autre femme. L'air de rien, elle a été le témoin d'une relation qui n'était pas la sienne et l'a vue s'éteindre.
Merci aux éditions Albin Michel pour m'avoir permis de découvrir
cette oeuvre d'une grande sensibilité.
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