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Le Cuisinier, Martin Suter, éditions Points, 2010, 344 pages

Genre : roman contemporain

Thèmes : cuisine moléculaire, tradition, Pakistan, conflits, crise financière, trafic d'armes

 

L'auteur en quelques mots ...

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Né en 1948 à Zurich, Martin Suter est un écrivain suisse alémanique.Après avoir travaillé dans la publicité et effectué des reportages pour le magazine GEO, il décide de se consacrer à l'écriture. Pour son roman Small World, il reçoit en 1998 le prix du premier roman étranger. Ce roman est adapté au cinéma en 2011. Parmi ses romans à succés : La face cachée de la lune en 2000 ("un trip aux champignons hallucinogènes va bouleverser la vie bien rangée d’un avocat d’affaires dans La Face cachée de la lune jusqu’à le faire littéralement retourner à l’état de nature" Le Magazine littéraire), Lila Lila en 2004 ("imposture amoureuse et éthique au sein du petit monde éditorial et littéraire,(...) le héros de Lila, Lila s’approprie le manuscrit d’un inconnu, devient riche et célèbre, mais se voit bientôt persécuté par un maître chanteur" Le Magazine Littéraire )


L'histoire:

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«Je veux aller plus loin. Continuer à métamorphoser ce qui l’a déjà été. [...] Je veux... Il chercha les mots justes. Je veux faire du neuf avec du familier. Quelque chose de surprenant avec de l’attendu.» 

Maravan travaille comme plongeur et commis dans un grand restaurant qui propose une "nouvelle cuisine", dirigé par Fritz Huwyler. Ses talents culinaires ne sont pas reconnus dans ce milieu où les étrangers sont relégués à des tâches subalternes. Pourtant, de retour chez lui, Maravan se transforme en cuisinier émérite, chercheur, pionnier de la cuisine moléculaire. Il crée ou plutôt cherche à recréer, à métamorphoser les saveurs de son enfance par le biais de la cuisine moléculaire. Tout son argent passe dans l'achat de matériel adapté et le peu qui lui reste est envoyé à sa famille au Sri Lanka. Car c'est de là qu'il tient son savoir et sa passion : de la cuisine de sa grand-tante Nangay, des senteurs de son pays. En capturant l'essence d'une préparation à base d'huile de coco,de caloupilé et de cannelle, il se fait alchimiste. Pourtant sa condition d'immigré le ramène sans cesse à la réalité : devenir indépendant en Suisse est un vrai parcours du combattant, peut-être une bataille perdue d'avance.

Tout bascule lorsqu'il rencontre Andréa au restaurant et qu'il se propose de cuisiner pour elle. Les préparations minutieusement concoctées révèlent un pouvoir aphrodisiaque surprenant, à partir duquel le duo va monter une bien étrange entreprise, à la faveur d'un licenciement que Maravan ne peut se permettre. Initiée au départ pour raviver la flamme de couples en crise, l'association va se révéler contrainte de proposer ses services à de grands magnats en mal de sensations.

Pendant ce temps les combats font rage à Colombo et la famille de Maravan , menacée, vit dans l'attente d'un versement de ce proche expatrié en Suisse. Maravan n'a donc pas le choix et accepte de vendre son âme pour sauver les siens ...


En vrac et au fil des pages ...

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On ne peut qu'apprécier le travail de recherche de l'auteur qui donne un réalisme très fort à cette fiction. En exergue de son livre, Martin Suter donne d'ailleurs la recette des multiples mets qu'il évoque dans son récit, à la fois source d'inspiration pour lui, poursuite de l'éveil des sens pour son lecteur qui, peut-être , reproduira dans sa cuisine ces préparations.

Car ici on parle de cuisine, de saveurs, d'associations et d'accords dans un lexique coloré qui met l'eau à la bouche. Le personnage de Maravan tente de saisir dans sa petite cuisine helvétique, l'essence même des plats de sa grand-tante Nangay. Des saveurs d'enfance qu'il aimerait s'approprier mais qui, loin de leur pays d'origine, le Sri Lanka, ne donnent qu'une version édulcorée des souvenirs. La cuisine est moléculaire, inventive et innovante. Pourtant Maravan asseoit ses connaissances sur une maitrise de l'art culinaire indien et ayurvédique qui rend sa cuisine unique. J'ai apprécié les descriptions des plats même si je pourrais leur reprocher un côté répétitif. Il n'empêche, il y a du Süskind là dessous, dans cette volonté de recréer les parfums, les essences, les saveurs, sans relâche pour créer un effet étonnant sur ceux qui les dégustent.

Le pan culinaire est néanmoins complété par la montée en tension d'une crise financière dont les dérives se font sentir jusque dans la province d'origine de Maravan. Les décisions prises en Europe induisent des comportement déviants en Orient et le trafic d'armes qui amène les Tigres de la libération à affronter les rebelles trouve son origine dans les magouilles des grands dirigeants. Abjection qui fait froid dans le dos, d'autant que le récit est construit comme l'on tisse une toile, tous les éléments s'imbriquant les uns , les autres, pour dépeindre un tableau peu glorieux. On ne voit pas au départ où les différentes histoires rapportées dans l'entrecroisement des chapitres, vont nous mener. Les données économiques et politiques sont pourtant importantes et le lecteur est à la fois surpris, agacé parfois car ne saisit pas l'intérêt de ces données, puis il comprend le cheminement assez lent qui mène à la conclusion.Il faut donc accepter de se laisser conduire car l'auteur sait où il va ! Il prend son temps.

Maravan a laissé sa famille au Sri Lanka et tente, à distance, de subvenir à leurs besoins. Pourtant le jour où son neveu est enrôlé comme jeune soldat, il ne peut rien. L'on comprend plus tard que les armes revendues aux rebelles sont celles là même qu'arborent ces enfants enrôlés ou happatés à l'autre bout du monde. L'argent conduit les dérives mais qui s'en soucie ?

J'ai apprécié par ailleurs l'éclairage que l'auteur apporte sur le choc des cultures et le décalage paradoxal mis en avant : Maravan crée par sa cuisine l'éveil des sens alors même que sa culture abhorre ces comportement libérés. Amoureux d'une occidentale, il a conscience que seule une femme de sa culture pourrait satisfaire ses envies.

Tout est contraste dans ce roman aux accents poétiques ( évocation de l'enfance sereine, de la cuisine de Nangay ...) et dur à la fois. On dénonce, on ferme les yeux, on voudrait mieux faire mais on est muselé, on se révolte ... pour quoi ?

C'est un beau récit, bien construit, dans lequel Marin Suter ne mâche pas ses mots et en même temps souligne l'impuissance des particuliers face aux lobbies des géants qui gouvernent ce monde.

Petit plus :

Voici le "love menu" :
 
Mini-chapatis à l’essence de feuilles de caloupilé,
De cannelle et d’huile de coco

 
Cordons de haricots urad en deux consistances

 
Ladies-fingers-curry sur riz Sali à la mousse d’ail
Curry de jeune poulet sur riz sashtika
Et sa mousse à la coriandre

 
Churaa Varai sur son riz nivara à la mousse de menthe
Espuma gelé au safran et à la menthe,
Aves ses textures de safran

 
Sphères de ghee à la cannelle et
A la cardamone douce-amère

 
Petites chattes de poivre glacé,
Aux pois chiches et au gingembre

 
Phallus gelés au ghee et aux asperges

 
Esquimaux au ghee de miel et de réglisse.


abc 2014


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