Le Mur de mémoire, Anthony Doerr
Le Mur de mémoire, Anthony Doerr, éditions Albin Michel, collection Terres d'Amérique, 2013, 285 pages
Genre : nouvelles
Thèmes : mémoire, oubli, couple, procréation, descendance, passé, fragilité
L'auteur en quelques mots ...
Né à Cleveland en 1973, anthony Doerr a été couronné par de nombreux prix pour ses romans Le Nom des coquillages en 2003 ou A Propos de grace en 2006. Ayant vécu en Afrique du Sud et en Nouvelle Zélande, il base souvent ses récits dans ces contrées.
L'histoire
Six nouvelles pour ce recueil un peu particulier, tantôt réaliste, tantôt futuriste qui évoque la mémoire, la résurgence, les souvenirs. Reflexions sur la vie, la continuité, les traces qu'on laisse de nous, le passé et l'avenir.
Merci aux éditions Albin michel pour cette découverte.
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Le Mur de mémoire:
" Par une nuit de novembre, à trois heures du matin, Alma entend grincer la grille qui sécurise la porte d'entrée et quelqu'un pénétrer à l'intérieur (...) Harold ?Elle se rappelle que Harold est mort mais c'est plus fort qu'elle.". au stylo elle écrit: "Un homme grand dans le jardin". Quelques minutes plus tard elle aura tout oublié. Ces petits papiers sont les seuls éléments qui la relient au présent.Alma est veuve et vit seule dans une vaste maison en Afrique du Sud, sur les hauteurs de Cap Town. Seule ? Pas tout à fait. Pheko passe chaque jour pour s'occuper d'elle, la conduire chez le médecin. Car Alma souffre d'une dégénerescence , "une corrosion, une lente fuite" inéluctable vers l'oubli. Chez elle, le mur de la chambre est tapissé de cartouches de souvenirs. Un stimulateur pour replonger dans le passé, retrouver Harold ..." Une demi-douzaine de médecins de Cape town recueillent les ouvenirs des passants fortunés et les impriment sur des cartouches, et de temps en temps ces cartouches sont revendues dans la rue". Mais les souvenirs d'Alma intéressent d'autres personnes et les hommes qui se sont introduits chez elle ce soir-là savent bien ce qu'ils ont à gagner à explorer ces cartouches. Luvo, récupérateur de mémoire, est chargé de cette besogne : incrusion dans la vie d'une autre, à la recherche d'un secret que la mari d'Alma a emporté dans son trépas ...
En vrac et au fil des pages ...
Cette nouvelle surprenante nous entraine entre réalité et anticipation dans une société qui a entrepris de stocker les souvenirs afin de permettre aux personnes souffrant de dégénérescence de retrouver des moments de leur vie passée. En filigrane, la fracture entre riches et pauvres au coeur de l'Afrique du Sud, maisons de luxe et bidonville, l'apartheid. Pheko, employé auprès d'Alma est le lien entre ces deux mondes que tout oppose, fidèle serviteur auprès d'une femme qui ne l'a jamais ménagé mais qui perd peu à peu la mémoire. J'ai apprécié la façon dont l'auteur lie les personnages, les souvenirs des uns et des autres, ces derniers étant stockés et donc accessibles. Entrer dans la vie de quelqu'un d'autre comme on visionne un film a ce côté dérangeant et en même temps attirant car le lecteur découvre peu à peu des pans de la vie d'Alma à travers le regard d'un jeune délinquant, Luvo, se fait une idée de la femme qu'elle était auparavant. On comprend peu à peu ce que cherchent ce jeune homme et son accolyte et le passé d'Alma devient un espace qui recèle un trésor. Chaque cartouche est alors une pièce du puzzle, comme chaque souvenir une partie de la vie des personnages ...
Engendrer, créer :
Imogène et Herb mènent une vie paisible dans le Wyoming,entre les cours de Herb, professeur de phylogénie moléculaire et la passion de sa femme pour les oiseaux qu'elle nourrit consciencieusement chaque jour dans son jardin. Lorsque se fait sentir le besoin urgent de donner la vie à leur tour le couple ,ne recule devant rien, enthousiaste à l'idée de devenir enfin parents. Mais la vie, parfois, nous joue des tours et malgré de nombreuses tentatives , Imogène et Herb doivent se résoudre à passer des tests. Le verdict tombe : "infertilité bi-factorielle. Imogène a trois mots : syndrôme polykystique ovarien, Herb, deux : déficits sévères". Le parcours du combattant commence alors , science contre sentiments : " reprogrammer son avenir" en acceptant de livrer son corps à la médecine. Injections, inséminations... Autour d'eux on s'interroge, on lance des préjugés à la volée, "C'est que tu ne rajeunis pas !", "Le miracle de la vie". Peu à peu chacun opère un retour sur lui-même, analyse ses réactions, son couple. Désillusions, espoirs, doutes ...
En vrac et au fil des pages ....
Cette nouvelle très courte a le mérite de lier fond et forme à travers une écriture simple au présent. Le lecteur suit le quotidien d'un couple en mal d'enfant, qui a choisi de vivre avant d'entreprendre de donner la vie mais qui se retrouve confronté à la difficulté de devoir faire intervenir la science, la médecine, dans ce qui devrait être uniquement un élan d'amour. Dès lors les interrogations ramènent chaque personnage à son propre passé, l'avenir est à repenser. Herb est sans doute le plus touchant car laisse transparaitre ses craintes, ses doutes et réclame atttention et amour. Mais Imogène vit cette épreuve dans son corps et n'en est pas moins touchante. le côté mécanique, imposé par l'intrusion des séances à l'hôpital, envahit une vie qui se voulait douce ...
La Zone démilitarisée :
"Où vont les souvenirs une fois que l'on a perdu la capacité de les conjurer ?". Davis s'occupe de son père et lui lit des lettres de son petit fils parti en Corée du Sud. Le grand-père aussi a connu la guerre, en Corée, en 1950. Mais aujourd'hui les souvenirs s'enfuient, la maladie d'Alzheimer a fait son oeuvre. Alors Davis lit. Il tait à son fils le drame qui se joue dans sa vie, le départ de sa femme, et poursuit les gestes quotidiens qui le raccrochent à la famille. De son côté le jeune homme, dans les lettres duquel se mêlent étrangement le récit de la vie militaire et sa pasion de la nature qui l'enchante chaque jour dans cette contrée, vit des heures difficiles,"encore des rumeurs qui prétendent que le Nord a la bombe atomique ...". Dans quelques jours Noël sera là et les lettres de son fils, comme un compte à rebours, rythment les journées de Davis, en attendant le retour de son enfant.
en vrac et au fil des pages ...
J'ai beaucoup apprécié ce récit très court mais extrêmement touchant qui rassemble en quelques lettres et peu de mots trois générations d'hommes. Petit-fils et grand père sont liés par une guerre en Corée que Davis perçoit à travers leurs récits. Mais le grand-père ne peut pleinement profiter de ce lien , affecté dans sa mémoire et ses souvenirs. Dès lors les lettres du petit-fils prennent un autre sens et sont précieusement conservées comme un témoignage écrit, nécessaire lorsque la mémoire fait défaut. On perçoit une forte tension dans ces courriers qui se veulent pourtant rassurants et le lecteur se surprend à attendre le retour du fils afin que le noyau se consolide. L'alternance et la confrontation de deux quotidiens assure une cohésion autour de la transmission et de l'amour, ciment de la famille.
Village 113 :
Assis à sa table, le vieux professeur Ke sait qu'il ne partira pas. Ce barrage qui engloutira son village perché dans la montagne l'emportera. Chef de village il sera le dernier, comme le capitaine d'un navire, à voir le soleil se lever sur son village. Déjà des familles ont été relocalisées, emmenées par la Sécurité du gouvernement vers des villes modernes, chauffage, téléphone ... La gardienne des semences poursuit sa collecte de graines, symbole de la persistance, de la continuité, de la vie. Doit-elle partir vivre en ville avec son fils et abandonner ses souvenirs ? "Le fleuve mis en bouteille" annoncent les affiches de campagnes publicitaires," la nation nourrie. Pourquoi attendre ?"."Combien de plantes- de choses qui composent ce village- proviennent de tes graines" lui demande le vieil homme. " La mémoire est une gardienne aux dix mille pièces, c'est un village condamné à être submergé". La gardienne des semences partira comme les autres, avec une cinquantaine de graines, découvrir cette vie moderne que lui propose son fils. Mais l'attachement à sa terre l'appelle, le souvenir du vieil homme seul dans son village, son jardin aux mille plantes
En vrac et au fil des pages ...
Voici un récit très fort, probablement celui que j'ai le plus apprécié dans ce recueil de nouvelles. Ici la mémoire est liée à la vie de ce petit village, bientôt recouvert par d'autres souvenirs. La modernité s'oppose aux coutumes ancestrales, au flot paisible de la vie au bord d'un fleuve qui dicte sa loi par ses crues mais que tous respectent. Ce récit aux allures de conte nous rappelle combien les souvenirs sont fragiles, comme il est facile de les recouvrir de nouveauté. Mais aussi, sans tomber dans une nostalgie mal venue, combien les anciens étaient sages, perpétuant, transmettant leur savoir, ici symbolisé par les graines que la vieille dame transmettra d'ailleurs à son petit-fils. Le texte est touchant et plein de poésie, ce que l'on ne trouve pas forcément dans les autres récits.
la Nemunas :
Après le décès de ses parents, tous deux foudroyés par un cancer, Allie est recueillie par son grand-père et part vivre en Lituanie, une terre aux antipodes de son Kansas natal. Des années plus tôt sa mère avait immigré aux Etats-Unis. Chaque jour la souffrance de la perte de ses parents la foudroie, la broie. aussi se raccroche-t-elle à ce qui l'entoure : un grand-père qui grave le visage des défunts sur des pierres tombales et une voisine à qui la mémoire fait défaut mais qui lui permet de venir regarder la télévision quelques heures chaque jour. "Chaque minute qui passe est encore une minute où le monde a continué à tourner sans papa et maman". Curieusement c'est une quête un peu particulière qui va la ramener peu à peu à la vie. On dit que la néménas, le fleuve qui arrose son village, ne contient plus aucun esturgeon depuis de nombreuses années. Allie et mme Sabo en ont pourtant vu un, elles en sont persuadés et, devant l'entêtement du grand -père à répéter que ces poisson ne peuvent plus exister dans ce fleuve, Allie entreprend de naviguer à la recherche de ce symbole du passé. Elle et la vielle dame, su ce bateau de pêche, à la recherche de "ce gros bloc de mémoire au fond de la Néménas" et c'est "comme voir le monde reprendre des couleurs".
En vrac et au fil des pages ...
Ici c'est la perte d'un être cher qui est au coeur du récit et la nécesaire reconstruction qui se profile, que l'on espère mais qui prend du temps. En retournant sur la terre qui a vu naitre sa mère, en retombant sur des photos , témoignage d'une vie simple et pauvre, bien loin de ce qu'elle a connu au Kansas, Allie renoue les liens familiaux. La reconstruction passera , de façon originale mais symbolique, par une quête qui est en fait un parcours initiatique et rappelle par certains côtés Le Vieil homme et la mer. L'auteur nous livre , en filigrane et commme dans d'autres de ces nouvelles, une vision historique de la Lituanie au temps des kolkozes et confronte deux mondes, unis au sein d'une même famille. La maladie est ici perçue comme brutale, est-elle le symbole d'une modernité qui ronge la société , je ne sais quel sens lui donner. L'ensemble est brut, sombre et en même temps fort.
Vie posthume :
Encore une crise. Esther revient toujours de ces convulsions un peu plus affaiblie. Chaque crise, comme un voyage dans le temps, la ramène à son enfance, l'orphelinat, la déportation, ses amies perdues et elle sauvée par le Dr Rosembaum. Auprès d'elle, son petit fils Robert maintient le lien avec la réalité et enregistre, comme un témoignage d'un passé terrifiant, le récit de sa grand-mère juive et epileptique, protégée et sauvée par un Juste mais qui s'interroge contamment : "pourquoi moi ?". Pourquoi l'avoir sauvée elle, justement elle , malade ? Au fil du temps , un lien fort s'était créé entre elle et le docteur, autour de ses hallucinations, ses dessins. Dans ses cauchemars 'onze fillettes se réveillent dans une haute maison de ville dépourvue de signes distinctifs", mais Esther se réveille dans son lit dans l'Ohio. Elle a survécu, donné la vie et témoigné. Pourtant la mémoire et le corps gardent les traces d'un passé sombre et traumatisant.
En vrac et au fil des pages ...
L'originalité de ce récit est de parler de la déportation, des camps, de la peur, de la traque des juifs par le souvenir qui hante une vieille dame, une sorte de vie autonome en elle, quelque chose qu'elle ne maitrise pas mais qui se rappelle constamment à elle et l'a épuisée, physiquement et moralement, toute sa vie. Elle est un témoin vivant de la shoah mais jamais le mot n'est nommé. Elle vit et revit dans son corps cette souffrance et ne comprend pas pourquoi le docteur a choisi de la sauver, elle. Le lien fort avec son petit fils évoque le devoir de mémoire et l'on retrouve ici le lien générationnel cher à l'auteur. Les scènes abstraitres que l'on ne comprenait pas au début du roman se teintent d'Histoire et le lecteur reconstitue peu à peu le parcours d'Esther, profitant de ces sauts dans le temps pour comprendre alors que chaque crise l'emporte davantage vers la fin...ou la délivrance.
J'ai beaucoup apprécié ce recueil de nouvelles original autour de la mémoire. même si les fils conducteurs formet un lien autour des six récit, chacun d'eux propose une vision différente et forte . la mémoire est fragile, c'est ce que nous dit Anthony Doerr d'une plume claire et précise, souvent au présent, concise. Curieusement cette écriture dénuée de fioritures, n'en est pas moins touchante car le lecteur est transporté dans le quotidien des personnages où chaque geste nous est connu mais prend une tout autre dimension devant le drame qui s'annonce ou se joue sous nos yeux. Car la fragilité de la mémoire rappelle la fragilité de la vie, l'oubli qui s'insinue si l'on ne transmet pas, si l'on ne perpétue pas.