Le Sari vert, Ananda Devi
Le Sari vert, Ananda Devi, éditions Gallimard Folio, 2009, 256 pages
Genre : roman
Thèmes : femmes, mères, violence conjugale, amour, vieillesse
L'auteur en quelques mots ...
Retrouvez la biographie de l'auteur sur la présentation de Eve et ses décombres
L'histoire
" Je ne suis pas l'apôtre du dire poli. Je ne souscris pas à l'hypocrisie de ces belles et vides formules dont notre époque est si friande. (...) Je suis un homme et je suis en voie de disparition. Je suis vieux et je suis en voie de décomposition. Si vous souhaitez des joyeuseries, passez votre chemin (...) Gens qui criez trop fort sans avoir rien à dire, écoutez-moi si vous le voulez ou bien foutez le camp".
Ainsi s'exprime le "Dokter Bissam" au seuil de sa vie. Bafouant les droits de sa fille, de sa petite fille, bien résolu à leur pourrir la vie jusqu'au bout en venant loger chez sa fille Kitty jusqu'à son dernier souffle, la contraignant à un dernier avilissement par les soins qu'il espère qu'elle lui prodiguera. "Elle est comme ces chats qui vous regardent avec des yeux si froids que vous avez envie d'essuyer vos semelles sur leurs poils propres". Elle s'occupera bien de lui sa princesse, il fera tout pour cela, y compris feindre la gentillesse. Mais Malika est là, la petite fille qui voit clair dans son jeu, qui a vu sa mère détruite par un père violent et ignoble. Malika qui devine le lourd secret du grand-père malsain et tient à le lui arracher dans un dernier souffle afin de libérer trois générations de femmes qui ont souffert sous son joug. "je ne pouvais frapper le bébé pour le faire taire, alors je frappais la mère. C'était normal. Il n'y avait pas à en rougir. Ce n'est que plus tard que les hommes sont devenus des mauviettes et que les femmes ont eu des droits". A travers ses mots c'est tout un pan de violence envers sa femme et sa fille qu'il dévoile mais c'est aussi la condition de nombre de femmes indiennes, soumises à la loi de l'homme à cette époque. "La violence est une grâce" dit-il, souriant avec béatitude. Aucun remord, aucun regret pour les actes commis, lui vénéré comme le "Dokter Dieu", celui que l'on vient chercher au milieu de la nuit et qui préfère donner la dernière dose de morphine à une vache sacrée plus qu'à l'homme qui souffre, lui qui dans le milieu clos de son appartement soumet sa femme à une domination qu'elle ne soupçonnait pas.
Mais aujourd'hui, avili et affaibli par la vieillesse, dans ce lit ,ce n'est pas lui qui aura le dernier mot ... trois femmes attendent sa mort.
En vrac et au fil des pages ...
Je connaissais l'écriture d'Ananda devi, économe, cinglante, acérée, pour avoir chroniqué Eve et ses décombres. J'ai retrouvé ici la même fluidité dans le propos, la même violence contenue dans un être . Cependant le personnage qui s'exprime ici ne fait preuve d'aucune retenue et expose ce que fut sa vie et, à travers son regard, celle des femmes de sa vie. Celui que l'on prend au départ pour un vieil acariâtre se révèle être un monstre, aussi le lecteur attend-il beaucoup de cette confrontation avec sa fille et sa petite-fille. Pris dans un huis clos qui ne nous propose comme échappatoire que les retours dans le passé, nous suivons l'histoire de cet homme dont la violence s'est fait jour après son mariage et qui a découvert qu'il pouvait en tirer une grande jouissance.
On retrouve donc le thème du bourreau, celui qui rabaisse d'un seul mot, d'un seul regard. Car cet homme impotent possède une puissance travaillée durant des années et n'a nul besoin d'avoir recours au physique pour soumettre ces femmes. "Quelle merveilleuse sensation que de plier une créature à sa volonté". Les mots sont durs, crus et le lecteur n'a d'autre choix que de se mettre à la place de cet homme qu'il rejette pourtant de toutes ses forces. L'on souhaite sa mort mais plus que cela on veut savoir ce qu'il est advenu de sa femme, ce qui a pu à ce point détruire sa fille et comment ce poison s'est inflitré jusqu'à sa petite-fille.
L'histoire rejoint l'Histoire lorsque l'auteur revient sur la période trouble qui entoure l'indépendance de l'ile Maurice en 1968 et les émeutes qui ont opposé les créoles et les musulmans. Dans ce contexte, le plus dur sans doute est de découvrir comme le monstre se cache sous l'apparence d'un homme que tous vénèrent par sa fonction, médecin, sans que l'on s'interroge sur ce qui se passe de l'autre côté des murs. Mais ce récit troublant interpelle justement par le choix du narrateur car il eut été facile de le dépeindre de l'extérieur. Là, on entre dans son intimité. A travers lui ce sont les hommes violents que l'auteur condamne, peut-être aussi les non dits et ceux qui n'agissent pas . La force de ce roman nait de l'espoir final que les femmes portent en elle. Car dans le fiel qu'il déverse, elles seules sauront trouver les failles.
Un roman que je vous recommande, comme d'autres de cet auteur vraiment troublante.