Le Territoire des barbares, Rosa Montero
Le Territoire des barbares, Rosa Montero, éditions Métailié, 2002, 281 pages
Genre : roman, thriller psychologique
Thèmes : drogue, fratrie, inceste, amour
L'histoire : "Le pire c'st que les malheurs n'ont pas l'habitude de s'annoncer".Zarza vit dans son petit appartement une petite vie tranquille, banale et pourtant angoissée. Sa vie va basculer avec ce coup de fil : " Je t'ai retrouvée" dit la voix au téléphone. "L'appel avait mis en branle un chronomètre invisible, l'inexorable tic-tac d'un compte à rebours". Dans sa course pour échapper à cette voix qu'elle connait bien, elle laisse remonter ses souvenirs et l'on découvre une enfance au sein d'une famille en marge, les attouchements d'un père violent, le refuge d'un frère jumeau, Nicolas, l'autisme d'un autre, Miguel et l'image d'une mère fuyante, alitée et transparente." Elle se souvenait de la maison de son enfance comme d'une immense chambre à coucher toujours plongée dans la pénombre; sentant la maladie, les draps sales et l'air surchauffé (...)Et il y avait des nuits interminables, des couloirs sombres, et au bout de tous, on tombait sur papa blotti, papa grand, beau et moustachu, papa le chasseur, avec ses baisers et ses mains qui parfois faisaient mal". Peu à peu se tisse le tableau de ce que fut la vie de Zarza jusqu'à ce jour, " Zarza fut reprise de nausées: peut-être était-ce le cadavre à moitié digéré de sa propre innocence (...) L'enfance est l'endroit où tu passes le reste de ta vie, pensa Zarza". Le couple fusionnel qu'elle formait avec Nicolas l'a entrainée dans la drogue. Par amour pour son frère et aussi parce qu'il exerçait sur elle une fascination forte, elle a sombré jusqu'à commettre des actes violents dont elle se repent aujourd'hui. Mais elle a aussi trahi ce frère en le dénonçant et en l'envoyant en prison. Peut-être est-ce pour cela qu'il la poursuit inlassablement , pour la faire payer ? Car Zarza est persuadée que c'est lui qui l'appelle sans cesse, la harcèle. Pour pouvoir se regarder en face et supporter ce qu'elle est devenue, elle se rend chez tous ceux qui ont été acteurs dans sa vie autrefois, ceux qui ont connu sa lente agonie, les mafieux, les magnas de la drogue mais aussi Urbano, cet homme qui l'a sauvée un soir et pour qui elle va se découvrir un amour réel, neuf et beau. Les pièces du puzzle s'assemblent dans cette course qui fait d'elle une proie, pourchassée par une voix, un mot griffonné sur un papier trouvé dans sa voiture , "Il était quelque part dans ce profil bariolé de bâtiments, attendant patiemment sa venue, comme Poing de fer attendit des années durant le Chevalier à la Rose pour que s'accomplisse fatalement le destin de l'un et de l'autre". Les chapitres alternent alors la progression de Zarza dans la ville sombre et la découverte de ce manuscrit que Harris attribuait à Chrétien de Troyes mais dont les historiens disaient que c'était un faux et que Zarza veut utiliser pour sa thèse, "on prétendait que tous ceux qui avaient quelque chose à voir avec le texte étaient condamnés à un destin cruel". Effrayée elle décide pourtant d'affronter ce frère et se rend dans la maison de leur enfance, désormais vide, pour un dernier face à face. Mais que va-t-elle réellement trouver là bas ?
En vrac et au fil du texte : je dois dire que ce roman m'a tenue en haleine. Les passages qui décrivent le passé de Zarza et permettent au lecteur de remettre en ordre le puzzle laissent planer un suspens que viennent relancer les coups de fil impromptus de cette voix, ce frère fou qui fait de sa soeur une proie traquée par un chasseur. Le récit est visuel dans ces moments et l'on a l'impression d'être plongé dans un film angoissant " Elle décida finalment d'aller chez elle. Elle traversa rapidement la rue, sa main serrant le pistolet qui était dans son sac.(...)Elle monta les cinq étages en retenant son souffle, pas un bruit sur le palier.(...) Elle ouvrir la porte, prit le température : c'était encore plus calme, encore plus silencieux.Il ne doit pas être là, il n'y est pas(...) Rassurée elle observa autour d'elle avec des yeux objectifs de témoin (...). Elle se précipita vers le tiroir des couverts de la cuisine (..) il y avait le trousseau de la villa, un simple anneau d'acier avec trois clés.Elle le prit et le jeta dans son sac. A ce moment précie le téléphone sonna, une sonnerai aigue qui lui fit l'effet d'une décharge électrique. Pétrifiée Zarza se recroquevilla sur elle-même, accusant les coups douloureux. Deux , trois, quatre, cinq... au sixième le répondeur se mit en branle (...) "Je sais que tu es là...mais tu ne poiurras pas m'échapper. Je suis le chat qui joue avec l'oiseau aux ailes coupées. je suis le monstre que tu as fait de moi (...)".
Ce roman joue sur trois histoires en quelques sortes: le parcours de Zarza fait de retours en arrière et de sa fuite en avant vers on ne sait quelle issue , le récit de ce manuscrit retrouvé sur lequel elle travaille en temps que médiéviste et qui relate les aventures de deux frères, des demi frères ennemis plus exactement, qui se livrent une lutte à mort puis "arrive le moment où ils ont à peine la force de tenir debout(...) ils jettent alors leurs armes par terre, se rapprochent l'un de l'autre en titubant et se confondent dans une étreinte désespérée (...)ils exercent une pression sur les pointes qui traversent d'abord leur plastron, puis leur justaucorps couvert de sueur et ensemglanté, déchirent leur peau et s'enfoncent enfin dans leur chair, juste au sein gauche.Les deux demi frères de même taille, comme des jumeaux, chacun ouvrant le coeur de l'autre dans l'étreinte définitive de la mort". Le lecteur se demande alors si cette légende préfigure le destin de Zarza et Nicolas. Un troisième récit s'ajoute à cela à partir d'une citation de Perry Smith, criminel condamné à mort dont le crime est à l'origine de De Sang froid, roman de Truman Capote. Ici la référence est utilisée pour poser une question :"jusqu'où peut-on échapper à son propre destin ?". Ces deux références sont indisociables du destin de Zarza et le fait qu'elle soient réelles rend le récit d'autant plus vivant.
Je dois dire que le duo qu'elle forme avec son autre frère, âgé d'une trentaine d'année, Miguel, atteint d'autisme, est poignant. Ce frère, enfermé dans une bulle dont il accepte de sortir par amour pour sa soeur et lui donne la force de continuer, est attachant et en même temps troublant par les révélations qu'il lui fait. mais je ne peux en dire davantage !
Enfin , on sera touché je pense par cette histoire d'amour, violent au départ, que vit Zarza avec Urbano, un menuisier qui l'a sauvée un soir en la sortant de la drogue et qu'elle va retrouver, des années plus tard, sans très bien savoir pourquoi elle ressent le besoin d'aller vers lui et de le faire souffrir encore. C'est ce qui la portera à la fin du roman cependant.
L'écriture est fluide, prenante. Le personnage de Zarza que l'on suit du début à la fin est très riche, tourmenté et complexe mais attachant et courageux malgré les apparences. Victime, elle ne sait comment rebondir. d'ailleurs tous les personnages de ce roman sont des handicapés de la vie, portant leur lourd fardeau de souffrances toutes liées à l'enfance.
La fin est tout aussi surprenante car laisse une ouverture dans laquelle le lecteur pourra s'engouffrer.
Je ne peux que recommander cet auteur que je ne connaissais pas mais dont je dois lire Le Roi transparent prochainement...