Les Bijoux indiscrets, Diderot
Les Bijoux indiscrets, Denis Diderot, édition Jacques Rustin, Folio classique, 1981, 370 pages
Genre : roman
Thème : pensées, philosophie, salons mondains, libertinage
L'histoire : Le sultan Mangogul, dont la réputation n'est plus à faire au Congo, s'ennuie dans son palais. Les années passées aux côtés de sa favorite, Mirzoza, ont fait du couple un duo assorti mais moins enjoué qu'au début de leur relation. Mirzoza divertit Mangogul en lui narrant les aventures galantes de la ville. Mais vient un jour où elle ne trouve plus rien à lui raconter.Alors que tous deux se trouvent dans leur salon et qu'elle l'interrgoge sur la raison de son ennui, Mangogul fait part de son désir de connaitre les aventures de la cour. Mirzoza ne les connaissant pas, le sultan fait appel à son génie, Cucufa et lui demande une faveur : " me procurer quelque plaisir aux depens des femmes de ma cour (...) Sortir d'elles les aventures qu'elles ont eues". Cucufa lui confie alors un anneau permettant de faire parler ces dames. Il en précise cependant la particularité :" (...) mais n'allez pas croire au moins que c'est par la bouche qu'elles parleront.
- Et par où donc, ventre saint gris ! s'écria Mangogul, parleront-elles donc ?
- Par la partie la plus franche qui soit en elles, et la mieux instruite des choses que vous désirez savoir, di Cucufa, par leurs bijoux"
Mangogul n'aura de cesse d'interroger les bijoux de ces dames afin de connaitre leur vie, leurs envies, leurs secrets. C'était sans compter sur l'éloquence de ces bijoux qui s'expriment alors sans complexe et dévoilent peu à peu les moeurs de la cour, au grand damn de quelques maris ! Bien que Mangogul n'utilise l'anneau qu'avec parcimonie au début de son expérience, les rumeurs vont bon train dans le royaume et l'on prête à quelques bijoux des paroles qu'ils n'ont jamais tenues. Devant cette effervescence, tantôt révoltée, tantôt enjouée, les scientifiques s'en mêlent, tentant de comprendre comment cette partie de l'anatomie féminine parvient à s'exprimer. Les théologiens font de même si bien que les bramines attribuent rapidement à Brama ce prodige. Comment faire taire ces bijoux ? On en vient même à inventer une sorte de muselière ! Alors que Mangogul fait preuve de voyeurisme dans son désir de dévoiler la vertu des femmes au Congo et sème le trouble avec ses vingt-neuf tentatives, Mirzoza soutient qu'il existe des femmes sage et s'en réclame, aussi n'accepte-t-elle pas que le sultan teste sur elle les effets de l'anneau puisqu'elle se sait fidèle. Mais Mangogul , pour avoir entendu les confessions de plusieurs bijoux, ne résistera pas à la tentation ...
En vrac et au fil des pages : j'ai beaucoup apprécié ce roman libertin que je ne connaissais pas. Bien entendu on ne peut le lire sans faire référence au contexte philosophique des Lumières et aux recherches de Diderot. La tendance orientale se confirme et nous est connue. Néanmoins le texte de Diderot apporte quelque chose de nouveau : le raisonnement scientifique opposé à la pensée religieuse.
Dans sa préface, Jacques Rustin précise que l'on peut voir dans Les Bijoux indiscrets, une critique de la cour de Louis XV. Il est amusant donc de penser que Mangogul est Louis XV et Mirzoza la Pompadour ! Nous est donné à lire en filigrane une critique de la société sous Louis XV amusante autant que dérangeante.
Evidemment Diderot se nourrit de tous les écrits érotiques qui l'ont précédé et qu'il faut connaitre pour relever toutes les subtilités de ce roman, mais l'on peut déjà apprécier le jeu d'alternance entre des réflexions scientifiques basées sur l'expérimentation (celle d'Orcotome sur le caquet des bijoux m'a bien fait rire !) et les croyances religieuses . Le contraste amuse, de même que l'annonce des propriétés de l'anneau qui propose de réaliser le souhait de tout homme : se rendre invisible ! ou encore la parole donnée au bijou ds dévotes, des mondaines ...
Diderot écrit ce roman rapidement, sur commande apparemment, alors qu'il est plongé dans une entreprise bien plus conséquente: L'Encyclopédie. Il ne revendique pas ce roman, bien entendu, comme nombre de libertins au XVIII°S mais est pourtant désigné comme l'auteur des Bijoux indiscrets. A partir de là il est difficile de dire si la suite de sa mise en cause provient de ce petit roman érotique ou de son oeuvre philosophique. Lui pense que ce roman lui a causé du tort et n'aura de cesse de le proclamer. Mais n'était-ce pas par jeu ?
On retrouve dans les Bijoux indiscrets une inspiration des Mille et une nuits avec les histoires racontées par Mirzoza, l'atmosphère orientale qui rend le récit exotique et agréable à lire.
Pourtant il est difficile de savoir qui parle exactement, ce qui m'a génée un temps. Au narrateur qui s'exprime à la première personne vient se substituer le récit d'un conteur africain si bien que Diderot brouille les pistes. On nous livre une histoire tirée d'un manuscrit, incomplet d'ailleurs semble-t-il. Mais ce détail ne freine pas la lecture.
Je ne pense pas que ce récit ait fait date dans la littérature érotique car Diderot le ponctue de reflexions qui se rapproche davantage de son raisonnement scientifique sans parvenir à la libération sans doute nécessaire au roman libertin. On se tournera donc vers Brébillon fils pour savoir ce qu'est vraiment une lecture licencieuse !
J'ai passé un bon moment à la lecture de ce roman mais, comme tout prof de Lettres, je ne peux m'empêcher de réfléchir à ce qu'il nous apprend sur la philosophie de Diderot plus que sur le libertinage dont il ne saurait être un élément fondateur. C'est pourquoi je poursuis ma lecture avec l'essai d'Eric Emmanuel Schmitt, Diderot ou la philosophie de la séduction.