Les Deux Messieurs de Bruxelles
Les Deux messieurs de Bruxelles, éditions Albin Michel, 2012,284 pages
Genre : nouvelles
Thèmes : amour, deuil, sens de la vie, couple ...
Un grand merci aux editions Albin Michel qui m'ont octroyé la primeur de ce livre
L'auteur en quelques mots ...
J'aime cette photo. j'ai l'impression que je viens de toquer à la porte d'Eric Emmanuel Schmitt et qu'il l'entrouve, prêt à discuter ...
A force de dire que je ne présente plus Eric Emmanuel Schmitt je découvre qu'il y a encore beaucoup à dire. Surtout depuis que notre auteur a été élu à l'Académie Royale de langue et de littérature française de belgique, occupant le poste de Hubert Nyssen,Jean Cocteau , Colette et Anna de Noailles ( je pense qu'Eric Emmanuel Schmitt doit particulièrement apprécier cette dernière référence, une poétesse dont les thèmes de prédilection étaient l'amour, la mort et la nature. Nul doute que cette femme l'inspirerait...)
Né en 1960 il se destine à l'enseignement de la philosophie. Mais bientôt l'écriture prend le dessus. Le théâtre tout d'abord avec La Nuit de Valognes, une première pièce qui décline le mythe de Dom Juan et lui promet un beau succès en Europe. Mais c'est Le Visiteur qui le consacre dramaturge à travers la cérémonie des Molières (meilleur auteur, meilleur spectacle, révélation théâtrale). Trois pièces plus tard, on entre dans le Cycle de l'Invisible avec Milarepa, monologue sur le bouddhisme, suivi de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran puis Oscar et la dame rose. Eric Emmanuel Schmitt se lance alors dans l'écriture de nouvelles, de romans. "J'ai toujours écrit des romans et des nouvelles, cependant, à la différence des pièces, j'ai mis longtemps à composer un texte que j'estimais publiable" précise-t-il. On lui reconnait ce talent dès L'Evangile selon Pilate en 2000. Dès lors notre auteur apparait comme un touche à l'indéniable talent. A la recherche de nouveaux modes d'expression il rédige une première autofiction, Ma Vie avec Mozart, dans laquelle il expose son goût immodéré pour la musique classique et souligne combien elle lui a apporté. Cette oeuvre est portée, elle aussi, à la scène en un mélange exquis de voix et de musique. La palette ne cesse de s'agrandir alors qu'un roman nous dévoile une autre facette, plus sombre : La Part de l'autre, ouvrage dans lequel il met en scène Adolf Hitler, pour le meilleur et pour le pire. La rentrée littéraire 2011 propose un retour au roman avec La Femme au miroir, triple variation sur le thème de la femme et sa place dans la société; Les Dix enfants que Madame Ming n'a jamais eus étoffe le cycle de l'invisible en 2011 et, cette année étant consacrée au théâtre avec des adaptations sur scène de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran ou une création autour du journal D'Ann Franck, c'est pourtant un recueil de nouvelles (je sais pourtant qu'il n'aime pas trop cette dénomination !) qui nous est livré ce mois-ci ( il sortira le 8 novembre 2012) : Les Deux messieurs de Bruxelles.
Retrouvez sa bibliographie dans le cadre du challenge qui lui est dédié sur ce blog.
L'histoire:
Les Deux messieurs de Bruxelles :" Le jour où un trentenaire en costume bleu sonna à son palier en lui demandant si elle était bien la Geneviève Grenier, née Piastre, qui avait épousé Edouard Grenier cinquante cinq ans plus tôt , le 13 avril après-midi, à la cathédrale Sainte-Gudule, elle faillit claquer la porte en ripostant qu'elle ne participait à aucun jeu télévisé."
L'homme en costume bleu lui révèle alors qu'elle est l'unique légataire de jean Daemens, décédé il y a peu. La nouvelle la saisit d'autant ... qu'elle ne connait ce Jean Daemens ni de près ni de loin. Ne se souvient-elle pas de l'Atout Coeur, une bijouterie dans la Galerie de la Reine ? Si bien sûr, mais d'une Jean Daemens, nul souvenir. Il va pourtant falloir prendre une décision : accepter cette succession avec toutes les interrogations que cela comporte ou bien la refuser et ne jamais savoir. Oh et puis quoi ? "A quatre-vingt ans, elle courait peu de dangers".
Geneviève se retrouve alors à la tête d'une véritable fortune. Elle ignore que cinquante ans plus tôt, le jour de son mariage, une autre union a été consacrée en la cathédrale Sainte-Gudule ...
En vrac et au fil des pages :
J'ai été ravie de découvrir un thème nouveau chez Eric Emmanuel Schmitt : l'homosexualité. Sans trop en dévoiler je dirais que l'on présente ici deux couples, l'un légitime, l'autre dit "illégitime" parce que non reconnu. Tous deux évoluent parallèlement, d'un même amour, d'un même transport. Pourtant ,sitôt qu'un enfant parait ,la différence essentielle se fait jour. Jean et Laurent ne pourront jamais connaitre cette joie aussi reportent-ils toute leur affection sur David, l'enfant de Geneviève. La nouvelle pose la question de la vie à deux, du couple mais aussi de l'évolution de chacun dans la vie à deux. Face au couple hétérosexuel, nos jeunes amants s'interrogent sur leur propres limites : face aux épreuves que vit le couple qu'ils suivent à distance, seraient-ils capable de faire perdurer leur amour ?
Ici Eric Emmanuel Schmitt n'hésite pas à entrer dans l'intimité du couple homosexuel mais il ne s'agit pas d'un tableau comparatif, car les vies des deux couples sont intimement liées. Le lien à l'enfant m'a paru bouleversant. Comme toujours, notre auteur excelle dans l'expression des sentiments. David est l'enfant qu'ils auraient aimé avoir mais, quelquepart, il est déjà leur fils. C'est le passage, sans doute, que j'ai préféré car la nouvelle reste un genre qui me transporte mais me laisse sur ma faim. Ici j'aurais voulu en savoir plus, aller plus loin dans la vie de Geneviève pour comprendre cette femme. J'adhère à la volonté de l'auteur de ne nous la dévoiler que par le regard de Jean et son compagnon mais je ressens là un manque.
Il suffit de savoir que le socle de cette histoire est réel, comme le rapporte Eric Emmanuel Schmitt dans ses carnets d'écriture, pour se dire qu'elle est vraiment belle et terriblement d'actualité ! C'est à la fois beau et triste, comme tout ce qui est accompli malgré les obstacles
Le Chien : A 70 ans le docteur Heymann a pris sa retraite au grand dam des habitants du Hainaut. Pourtant personne ne le connaissais vraiment. Que sait-on de lui ? Qu'il a élevé seul sa fille, qu'il a toujours vécu avec le même chien. Le même chien ? Comment est-ce possible ? "Je plaisante Monsieur". Fidèle à la race des beaucerons, il se procurait une nouvelle bête à chaque fois que l'une décedait. Quelle lubie ! Ami des bêtes, le docteur Heymann a toujours vécu entre hommes et animaux. Cependant ce sont ces derniers qui éveillaient sa sympathie. Le narrateur, écrivain, se souvient de lui : "Il m'ouvrit la porte lorsqu'il appris que j'étais écrivain". Mais le couple qu'il formait avec son chien, fusionnel, à l'écart, ne s'ouvrait aux autres qu'en apparence. "Qui est le plus facile à aimer, l'homme ou le chien ? Et qui nous retourne le mieux notre amour ?". Lorsque son chien Argos est fauché par une voiture, le docteur ne lui survit pas, unis en un destin qui ramène le narrateur sur les traces du passé et de l'Histoire avec un grand H ...
En vrac et au fil des pages :
Le récit part immédiatement sur un secret. On ne sait si l'on penche vers le fantastique avec ce chien qui semble revenir, qui possède une intelligence rare, fine. Aussi ne peut-on qu'être surpris par la lettre qui dévoile le secret du docteur Heymann, sorte de mise en abyme qui nous renvoie à une période sombre de l'Histoire. C'est ce passage qui m'a le plus touchée car il m'interesse tout d'abord et parce qu'il reprend une histoire rapportée par le philosophe Emmanuel Levinas et que notre auteur a choisi comme base pour son récit. Ici on parle de pardon, le vrai, celui qui permet de survivre à l'horreur. Ici on parle d'Amour avec un grand A, celui qui aide à survivre, qui est un soutien indéfectible. Ici on parle de mort, parce que la mort et la vie sont intimement liées et que l'on ne peut éprouver l'une sans l'autre. Encore une fois les références littéraires affleurent et Eric Emmanuel Schmitt retrouve Ulysse et son chien Argos, le seul qui l'ait reconnu de façon sûre à son retour à Ithaque. La symbolique est forte et l'animal fidèle mis en avant.
Ménage à trois : Une jeune veuve se retrouve à chercher un compagnon afin d'éponger ses dettes et retrouver une place aisée dans la société. Lorsque cet homme d'affaires danois s'approche d'elle, elle se montre presque indifférente. "Elle ne l'avait pas remarqué. D'abord parce qu'il n'était pas remarquable". Or, elle cherche l'éclat. Peu à peu elle découvre pourtant en lui une bouée de secours en même temps qu'elle apprécie la stabilité et la reconnaissance sociale qu'il va lui apporter au fil des ans. Tout serait parfait si son nouvel amant ne présentait une obsession pour ... son défunt mari. Voyant là un génie de la musique classique, notre danois n'a de cesse de le mettre en avant dans les discussions mondaines, va même jusqu'à classer ses partitions pour les vendre et les faire connaitre. Quelle attitude étrange ! Et pourquoi ne la demande-t-il pas en mariage puisqu'elle lui plait tant ? Certes il n'est pas un amant fougueux comme l'était son mari mais enfin il lui apporte la sécurité, lui. Il faudra attendre douze ans pour qu'enfin il se décide. Comblée, elle s'imagine déjà paradant dans Vienne et ne voit qu'une seule ombre au tableau : la présence constante de son ancien mari dans leur couple...
En vrac et au fil des pages :
Voici sans doute la nouvelle qui m'a le plus surprise. C'est ce que l'on appelle une nouvelle à chute ! La relire, à la recherche d'indices est inévitable. Et Eric Emmanuel Schmitt en a semé tout au long du récit mais nous envoie sur une autre piste avec ce ménage à trois dont on se demande comment il va tourner. Pourquoi cette obsession du baron pour un musicien peu connu qui, aux dires de sa femme, ne pensait qu'à la bagatelle et n'avait probablement rien d'un génie ? La question nous tient jusqu'au dévoilement final. Le récit est bien mené et le décalage entre cette femme superficielle, arriviste et son passionné de baron nous fait préférer ce dernier bien qu'il soit en retrait. Elle est au premier plan mais c'est lui qui mène le récit par son attitude intrigante, au point que l'on se demande s'il ne l'épouse pas pour son défunt mari !
Là encore, l'auteur part de faits réels, d'une histoire dans l'Histoire et qui lui tient à coeur mais j'en dirais trop en allant plus loin ...
Un coeur sous les cendres : Jonas et Alba passent de longs moments ensemble. Ce jeune garçon de 15 ans a pour sa tante des prévenances que n'ont pas son mari et son fils. Elle l'aime pour cela et le comble d'un amour qui contraste avec la surprotection de sa mère. Alba joue ainsi le rôle d'une seconde maman. L'enfant avait choisi dès sa naissance : il aurait deux mamans, Katrin et Alba, les deux soeurs.
Après 187 ans de silence le volcan Eyjafjöll entre en éruption. Mais dans la tourmente que cet événement crée dans les esprits, un autre drame se joue. Jonas est en attente de greffe . Mais en Islande il a, selon Katrin, sa mère, peu de chance d'obtenir une transplantation cardiaque. Il faudra voyager en Europe, à trois. D'abord réticente, Alba se rend compte que sa propre vie ne la comble pas. Son fils Thor passe son temps dans son univers fait de jeux vidéos. Quant à son mari, il n'a aucune autorité sur cet enfant qu'elle ne peut s'empêcher de comparer à Jonas.
Mais lorsque le destin lui enlève un être cher, tout perd sens : le bonheur, le malheur. "Car un curieux phénomène s'était produit en elle : elle s'était divisée. Deux(femmes) vivaient de concert dans la même enveloppe"...
En vrac et au fil des pages:
Cette nouvelle nous rappelle que l'amour filial nous amène parfois à accomplir des gestes fous, nous ôte la raison, nous rendant moins lucides. Il faut alors toute la force de l'amour de notre entourage pour nous ramener à la raison. Confrontée au deuil, Alba a une réaction que l'on n'attendait pas mais que l'on peut comprendre. Sans doute est-ce justement le fait de la comprendre qui effraie. Que ferions-nous dans ce cas ?
Sans trop en dévoiler, le récit évoque le lien ténu entre la vie et la mort, la nécessité pour que quelqu'un vive qu'une autre personne meure, lui offrant ainsi son coeur ou tout autre organe. Mais , au-delà de la raison, la décision est lourde et certaines personnes se persuadent que leur enfant vit encore dans le corps d'un autre lorsque la transplantation a eu lieu. C'est le cas de Vilma dans le présent récit. La mère qui doit faire le deuil est alors entrainée doucemen mais surement sur la pente de la folie.
Là encore le récit m'a laissée sur ma faim. J'étais vraiment dedans comme on dit ! La reflexion est troublante, le récit bien mené.J'en aurai voulu plus car il m'a semblé que la gradation dans les sentiments, l'action, le déroulé de l'histoire méritaient un développement. Là encore la nouvelle est un genre frustrant ! grrr!
L'Enfant fantôme : assis sur un banc, le narrateur observe une femme qui donne du pain aux oiseaux, comme cela se produit souvent en ce lieu. Bientôt un homme s'asseoit sur le même banc que la dame et, sans prendre plus garde à celle qui se trouve à ses côtés, entreprend de lire le journal. La scène n'aurait rien de remarquable si, comme le raconte un ami au narrateur, cet homme et cette femme étaient mariés. Pourquoi dans ce cas s'astreignent-ils à agir comme si l'autre n'existait pas ? Quel événement dans leur vie les a menés à cette rupture ou plutôt à cette coexistence indifférente ? Il faudra , pour comprendre, remonter le fil de leur histoire, du couple uni et amoureux à la cassure et aux regrets...
En vrac et au fil des pages :
Cette nouvelle est la plus courte et, sans doute pour cela concentrée. Eric Emmanuel Schmitt y aborde un sujet polémique : que faire lorsqu'on nous annonce que notre enfant sera porteur d'une maladie grave ? Avorter ? Le garder ? La question est terriblement d'actualité et fait débat. J'ai été troublé par le carnet d'écriture de l'auteur dans lequel il pose la question : que serait-il advenu si les parents de Chopin, atteint de mucoviscidose, avaient décidé de ne pas le mettre au monde ? Je raccourci car le débat est plus vaste et l'auteur reconnait comprendre les interrogations des parents et respecter leur choix.
Pour moi la question se pose en d'autres termes et je suis toujours surprise d'entendre le discours selon lequel on a ôté la vie à un petit être en décidant de ne pas le mettre au monde, sans que les gens ne se demandent ce que serait la vie de cet enfant et celle de ses parents. Alors certes, nous sommes tous témoins de personnes qui le vivent très bien mais je crois que cela doit rester avant tout une décision personnelle. On touche ici à l'intime et Eric Emmanuel Schmitt le souligne très bien en mettant en scène ce couple déchiré puis uni à nouveau et enfin terrassé par la découverte qu'il fait à la fin. Le manque est toujours là, qu'on le nomme "enfant fantôme" ou non.
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Comme toujours Eric Emmanuel Schmitt nous parle d'amour. Ici il revêt toutes les formes possibles : du couple à la famille en passant par un amour plus vaste, l'amour de l'humanité ou celui qui nous lie à un animal vers qui on reporte notre besoin de protection, de soutien, d'affection. Mais la particularité de cet amour est qu'il implique la présence d'un tiers, présent ou absent, visible ou invisible, mais toujours impliqué. La mort assure un fil conducteur qui la lie à la vie; elles se croisent dans ces nouvelles et proposent une réflexion sur notre parcours, nos choix, nos décisions . Eric Emmanuel chmitt est un éternel optimiste qui offre une alternative, interroge , ouvre des portes, trace des pistes. Et au final, toujours, le lecteur adhère à cette vision philosophique du monde dont l'Homme est le centre.
Allez, il en parle tellement bien ...