Les Ombres du Yali, Suat Derwish
Les Ombres du Yali, Suat Derwish, éditions Parangon, 2003, 110 pages
Genre : roman
Thèmes : Bosphore, mariage, yali, femmes
L'auteur an quelques mots ...
Née en 1905, Suat Derwish est une journaliste et romancière turque qui a vécu en France entre 1953 et 1963. De ce fait elle écrit aussi en français. Son oeuvre participe au témoignage des femmes turques. En engagée, elle a défendu les thèses du réalisme socialiste. Cet auteur est peu connue et j'avoue avoir eu du mal à trouver des informations la concernant. Un titre cependant vient augmenter sa bibliographie : le prisonnier d'Ankara.
L'histoire
"Il entendit une auto et se précipita vers la fenêtre. La petite rue était presque déserte. Seul un vieux taxi noir dépassait l'immeuble.
Ahmet sentit son ceoru se serrer:
- La voilà ..."
Ahmet attend sa femme depuis des heures. L'inquiétude grandit au fil des scénarios qu'il imagine. Pourtant, Célilé ne rentrera pas ce soir. Il le comprend au coup de téléphone de Mouhsin Dermitach: "Madame Célilé ne reviendra pas chez vous". Tous deux conviennent d'un rendez-vous pour le lendemain mais Ahmet sait déjà. Il sait que cet homme lui a volé sa femme, qu'il est son amant.
Aussitôt les souvenirs reviennent : parti de rien , Ahmet a construit sa fortune à la force du poignet pour le bonheur de sa femme, son bien être et pour lui apporter le luxe . Issue de la noblesse, "elle ne parlait jamais de ses ancêtres les grands vizirs. Ahmet savait seulement que son grand-père était Velittin pacha, le bras droit du sultan Abd'ul Hamit II, le grand tyran." Tout à coup sa femme lui parait distante. il est vrai qu'elle ne s'est jamais confiée et qu'elle acceptait tout avec cette nonchalence qui la rendait indifférente à tout ce qui l'entourait. Peut-il dire qu'il connait cette femme avec laquelle il a pourtant vécu 11 ans ?
Quelques pages plus loin le lecteur apprendra que Célilé a été élevée par sa grand-mère , Tchechmiahu hanimeffendi, dans un yali sur les berges du Bosphore. "Il était impossible de comprendre Célilé si l'on n'avait pas connnu ce yali et les ombres qui l'avait habité". Pour elle, ce yali déchu était un palais des mille et une nuits. Entourée de quelques femmes, d'un jardinier et d'un cuisiner, elle y avait passé les années les plus heureuses de sa vie. Les convenances étaient maintenues intactes pour Tchechmiahu ,femme du ministre Velittin pacha, restée seule après que l'armée révoltée ait contraint le sultan à proclamer pour la seconde fois la Constitution. "Les prisonniers et les déportés politiques avaient été libérés, les ministres déchus.(...) A mort les tyrans ! Vive la liberté! vive la Constitution!". Célilé n'avait pas connu l'époque du sultan, les richesses, la vie qui s'écoule lentement. Cependant elle vivait auprès de sa grand-mère des heures paisibles, entourée de silence.
Dés lors ce yali hors du temps , maintenu par la vente d'objets précieux, s'était peu à peu rendu. Célilé , contrainte de le quitter à la mort de sa grand-mère, était entrée dans une autre vie, aux côtés d'Ahmet qui la choyait comme il pouvait mais ne put jamais lui offrir le bonheur auquel elle aspirait. Ce n'est qu'au contact de cet homme qu'elle n'aime pas, Mouhsin Dermitach, et revenue sur les lieux de son enfance, qu'elle comprit que sa vie de femme ne faisait que commencer, qu'elle pouvait désormais s'émanciper de ce joug qui la contraignait et aspirer à la vie, la vraie.
En vrac et au fil des pages
Ce petit roman est une pépite que je ne regrette pas d'avoir découverte. Court et dense comme une nouvelle, il ranime la magie des contes orientaux et donne à voir la vie des femmes turques dans les yalis sous le règne du sultan Ab'dul Hamit II ( sultan de 1876 à 1909). Il ne s'agit cependant pas d'un récit politique ou historique dans la mesure où rien n'est révélé sur l'époque si ce n'est le fait que le sultan était un tyran. Ceci est d'autant plus troublant que la vie dans ce palais, telle qu'elle est vécue par ces femmes, semble idyllique. Justement, cette vie hors du temps les a sans doute empêchées de constater et de comprendre combien le peuple était opprimé. Ab'dul Hamit II fut responsable du massacres des Arméniens entre 1894 et 1896 et s'employa à faire enlever 100 000 femmes pour les envoyer dans les harems. Ceci n'est pas développé dans ce court roman. Néanmoins le passage où l'on explique la provenance des femmes du harem est assez clair sur ce point : Tchechmiahu hanimeffendi 'était une toute petite fille lorsqu'on l'avait ravie à ses parents. Elle ne se souvenait ni de sa mère, ni de son père, ni de son pays", le Caucase." mais elle conservait de beaux souvenirs de son enfance au palais impérial où elle avait été vendue".
Dès lors on comprend mieux l'attitude de Célilé qui porte en elle les stygmates de ces femmes enlevées, élevées comme des princesses ou des servantes, déracinées. Inconsciemment, elle cherche à s'émanciper de ce joug mais ne le comprend que de retour sur les rives du Bosphore, alors qu'elle s'est laissée entrainer dans une vie qui ne lui convient pas, soumise à un homme pourtant bon mais ignorant ses origines. Elle réalise à cet instant qu'elle est tout à fait capable d'assumer sa propre vie et celle de son enfant, sans dépendre de quelqu'un d'autre.
Un joli roman donc que je vous invite à découvrir.