Les Saisons de l'envol, Manjushree Thapa
Les Saisons de l'envol, Manjushree Thapa, éditions Albin Michel, 2013, 288 pages
Genre : roman contemporain
Thèmes : guerre, exil, amour, identité, émigration, déracinement
L'auteur en quelques mots ...
Fille de diplomate, Manjushree Thapa est née en 1968 à Katmandou .Son roman, The Tutor of History, publié par Penguin en 2001, est le premier livre népalais à avoir connu le succès. Mais c'est en 1992 qu'elle publie son premier roman, Mustang Bhot in Fragments. Elle est l'auteur de plusieurs recueils de nouvelles, d'un autre roman et d'ouvrages de non-fiction. La liberté et l'identité, l'égalité, sont au coeur de ses oeuvres. Elle signe régulièrement des articles pour The Nepali Times et traduit des oeuvres népalaises en anglais.
Merci aux éditions Albin Michel de m'avoir fait découvrir ce roman
L'histoire
"Je peux vous demander d'où vous êtes ? A l'origine je veux dire ." Cette question, Prema, fraichement débarquée de son Népal natal, l'entend chaque jour. Qu'on la prenne pour une asiatique ou une mexicaine, nul ne sait vraiment où se trouve le Népal. "C'est à côté de l'Inde", "Là où se trouve l'Everest", "Vous avez entendu parler des sherpas ?". Déracinée au milieu des américains, elle découvre l'envers du décor.
Quelques mois plus tôt elle gagnait à la loterie nationale et obtenait une green card pour s'exiler de l'autre côté de l'océan. Son pays en guerre, tiraillé entre les maoïstes et les tenants du roi, ne lui apportait pas la satisfaction de l'épanouissement. Après avoir étudié la foresterie, elle s'était sentie naturellement poussée vers la cause environnementale, la protection des ressources. Elle avait fini par s'installer dans ce petit village des collines alors que ses camarades partaient pour l'Australie, L'inde, l'Europe ou le Canada. "C'est pour sa soeur Bijaya, plus que pour elle-même, que Prema aurait voulu une vie différente". Sur les recommandations de leur père qui les exhortait à "progresser" ,Bijaya finit par s'enrôler aux côtés des maoïstes. Il faut dire que la condition des femmes n'est pas simple au Népal, la soumission que Prema rejette, les propos qui rappellent sans cesse qu'une famille sans garçon est incomplète. Mais a-t-elle progressé en partant ? Laisser derrière soi un pays en guerre, la pauvreté, n'est-ce pas un acte de lâcheté ?
Emigrée à Los Angeles elle retrouvera la communauté népali , dans le quartier de Little Nepal, et se posera la question de l'identité. Los Angeles, ville fourmillante et double, riche et pauvre .Qu'est-ce qu'être népali ? Et qu'est-ce qu'être Népali en Amérique ? Qui peut dire qu'il est vraiment américain dans ce pays métissé? Grâce à ses rencontres et à Luis, Prema se laissera un temps porter par la vie américaine, découvrira l'amour et la nécessité de s'épanouir d'abord en tant que femme puis en tant que personne avec ses particularités, ses spécificités.Auprès de Luis elle s'ouvrira à la question guatémaltèque, aux peuples en souffrance, déracinés. Mais les questions identitaires la rattraperont, car porter un regard curieux vers les autres nécessite que l'on ait réglé ses propres problèmes : sa mère, le Népal, son père, sa soeur, ses racines. Le déracinement c'est ne plus être chez soi au Népal, ne pas encore être chez soi en Amérique, c'est ne se reconnaitre en aucune communauté parce que l'essentiel n'est pas là. Alors que Luis a déjà dépassé cette question, Prema, pour se trouver ,pour se construire, quittera tout comme on enlève un vêtement trop étriqué. Commencera alors le cheminement qui la mènera vers elle-même.
manifestation pour l'accélération du processus de paix, 2006
En vrac et au fil des pages
Voic un beau roman au rythme lent qui permet au lecteur de se confronter à sa propre identité. Les racines, que l'on considère souvent comme le fondement de l'être, peuvent se révéler une entrave à l'épanouissement. Par quoi passe alors la quête identitaire ? Alors que Luis choisit la voie de la méditation, Prema ne se reconnait en rien ni personne dans ce pays qu'elle découvre chaque jour. Au-delà du choc des cultures, ce roman nous invite à repenser la question du déracinement : pourquoi part-on ? Pour échapper à quelque chose ? Pour se trouver ?
La nature est au coeur du roman mais ne prendra de véritable valeur qu'à la fin . Dès le départ le postulat d'une vie respecteuse de l'environnement se pose pour Prema. Mais cela est présenté plus comme une occasion que comme un réel engagement. C'est que protéger nécessite d'être pleinement soi, de savoir où l'on va et pourquoi. Aussi devra-t-elle d'abord éprouver ses choix avant de s'y engager.
Le personnage de Luis est attachant, lui-même en quête de sérénité après un divorce qu'il a subi, américain et guatémaltèque par son père, il essaiera de guider Prema mais se heurtera à des valeurs qu'il ne connait pas. Avec elle il apprend la patience, la confiance en soi. Avec lui elle découvre une vie insoupçonnée, le plaisir aussi , le bien-être ressenti à être accompagnée par quelqu'un que l'on aime. J'ai apprécié que tout ne file pas comme dans un roman à l'eau de rose et que chaque pas en avant soit l'occasion d'une remise en question. C'est donc aussi un roman sur la place de chacun dans le couple, le regard que l'on porte sur l'autre.
Katmandou
Pour le côté historique, le lecteur appréciera sans doute de découvrir le Népal par le regard d'une femme, par le biais de la souffrance et non seulement l'image de carte postale que l'on nous soumet trop souvent et qui est d'ailleurs dénoncée dans le roman : le bouddhisme, l'Everest, une vie de sérénité. Les changements et prises de conscience sont évoqués dans le roman, le mouvement pour la démocratie, la traque des maoïstes. Il est troublant de constater que Prema ne s'intéresse pas dans un premier temps à son pays, comme si elle rejetait ce qu'elle vient de quitter ou voulait oublier ce qu'elle avait vécu. Ce n'est que lorsqu'elle aura passé un cap qu'elle rétablira la communication.
Mais elle n'est pas la seule à ne pas trouver sa place et l'on découvre peu à peu que ceux qui se disent américains se sentent obligés de poursuivre en précisant les origines de leurs parents, népali, indiens, mexicains. Les propos de Neeru sont éclairant en ce sens : "Neeru abordait l'Amérique comme un puzzle rébarbatif qu'elle était déterminée à reconstituer (...) S'il y a une chose que nous Népalis, devons apprendre des indiens, c'est bien celle-là : ne pas avoir honte de travailler dur." Aussitôt les différentes communautés se positionnent les unes par rapport aux autres, avec tous les préjugés que cela implique et auxquels doit faire face Prema.
Roman riche donc que je vous invite à découvrir.
Autour du roman ...
Six ans après la première "révolution populaire - Janan andolon" qui avait limité les pouvoirs du Roi et remis les partis politiques aux rênes du pays en 1990, le parti communiste népalais - maoïste a entamé une lutte armée en 1996 contre le Gouvernement et la royauté. D’abord de faible intensité et dirigée contre la police, cette lutte s’est progressivement amplifiée avec l’intervention du Roi et de l’armée nationale en 2001. A partir de 2004, le pouvoir central ne contrôlait plus que la vallée de Katmandou, les routes et quelques garnisons fortifiées.La décision du Roi de prendre directement en main le pouvoir exécutif en 2005 a encore aggravé la crise en provoquant un rejet généralisé de cette décision ; ce mouvement, connu sous le nom de "Janan Adolan 2" (révolte populaire) a culminé avec le retour d’un pouvoir civil en 2006. La guerre civile s’est achevée peu après lorsque les partis politiques et les maoïstes, sous une forte pression indienne, ont signé des accords de paix prévoyant un retour au jeu démocratique, l’intégration dans l’armée nationale des combattants maoïstes ou leur réhabilitation, la rédaction d’une nouvelle constitution et un gouvernement par consensus. Sous une forte pression des maoïstes qui en faisaient une question de principe, la fin de la Royauté et l’institution d’une république était alors rapidement votées.Cette guerre, qui a fait environ 13.000 à 14.000 morts en dix ans, n’a pas eu de réel vainqueur ou vaincu sur le plan militaire : l’armée népalaise n’a pas pu garder le contrôle du pays, mais elle n’a pas été battue et les maoïstes n’ont pas réussi à conquérir militairement la capitale.Les maoïstes, après de longues négociations, ont constitué en août 2008 un gouvernement de coalition sans le Népali Congress qui leur est, depuis toujours, viscéralement opposé. Cela a largement vidé de leur sens les accords de paix de 2006 et de la Constitution intérimaire qui insistent sur une politique de consensus. Cela a aussi enlisé le processus d’insertion des combattants maoïstes dans l’armée régulière, qui était la pièce centrale des accords de paix.Cet échec, et l’attitude de l’armée, qui s’estime le dernier gardien de la Nation et de la démocratie et refuse absolument de se voir « contaminée » par des éléments maoïstes, aura finalement provoqué la chute du gouvernement.En mars 2013, afin de mettre un terme à l’impasse politique prolongée, les quatre grandes forces politiques (UCPN-M, NC, UML et coalition Madhesi) signent un accord pour la création d’un Conseil Electoral Intérimaire, constitué d’anciens hauts fonctionnaires, chargé d’organiser les futures élections dans les plus brefs délais...source : http://www.ambafrance-np.org