Maître au-delà, Masahiko Shimada
Maître au-delà, Masahiko Shimada, éditions du Rocher/Le Serpent à plumes, 2004, 340 pages
Genre : roman
Thèmes : Japon, sexualité, libertinage,société contemporaine
L'histoire : Kikuhito est un jeune étudiant qui revient dans ce récit sur l'étrange relation qu'il a nouée avec "Le Maitre", un romancier libertin au comportement marginal. C'est à l'occasion d'un cours de chant que sa soeur donnait au Maitre qu'il le rencontra. Aussitôt fasciné par cet homme plus âgé, son univers décalé, ses reflexions sur la vie, le sens de l'existence, il entreprend de devenir son disciple, "je ne pensais aucunement apprendre à écrire un roman avec lui (...) Je devins son disciple pour ne pas inventer un prétexte chaque fois que je voulais le voir. (...) Le Maitre avait deux noms officiels : son vrai nom et son nom de plume. Mais pour moi, la seule appellation de "maître" était suffisante. Pourtant je lui avais donné un nom spécial. Un nom qui m'était réservé. Quand je l'appelais par ce nom, il devenait mon maitre personnel, que je ne partageais avec nul autre (...) je l'avais nommé Maitre au-delà". Se tisse entre eux une relation faite de reflexions sur des sujets variés , de rencontres avec le cercle restreints des amis du maitre, mais surtout sur les rapports hommes femmes, la sexualité. Kikuhito, épris de Satoko, vit avec elle une relation amoureuse platonique et ressent peu à peu la distance que la jeune femme met entre eux. le Maitre , marié, accumule les conquêtes mais aussi les demeures. Ainsi peut-il dormir en différents lieux, chez les uns ou les autres qu'il appelle ses" amis de nuit" et à qui il offre un pyjama, scellant ainsi une amitié ambigüe. Après avoir entamé une relation avec la soeur de Kikuhito, puis l'avoir rompue, il demande à ce dernier de lui donner de ses nouvelles, "tu es le seul intermédiaire qui puisse faire el lien entre ta soeur et moi". Il agira de même avec Kyoko , jeune femme obsédée par le maitre , en demandant au jeune homme de s'occuper d'elle à sa place en devenant son amant. Car peu à peu Kikuhito finit par ressembler au Maitre, suivre ses préceptes, se reconnaitre en ce "menteur professionnel" qui dit avoir plusieurs vies et expérimente plusieurs comportements limites: homosexualité, enfermement dans un asile psychiatrique..."le Maitre, lui, a essayé de refaire sa vie cinquante fois (...) C'est pour cela que l'âge réel ça n'a absolument aucun sens pour lui (...) il meurt souvent et renaît à chaque fois(...) Tu sais, il n'a que huit ans le Maitre ! Celui que nous connaissons aujourd'hui est né à New York ! Il y a rencontré un homosexuel qui s'appelle Pat et a accouché une nouvelle fois de lui-même." Afin d'assouvir sa soif de connaissance sur le Maitre, Kikuhito entreprend de questionner sa femme, la seule qui le connaisse bien, celle qui intrigue par son acceptation de cet homme hors norme. Il découvre alors le secret du Maitre et provoque chez ce dernier une réaction qui lui dévoile un nouveau visage. Le précepte du Maitre : que sa vie soit une fiction. Ainsi mène-t-il son idée jusqu'au bout, au point de sombrer dans la folie...à moins que cela aussi ne soit qu'un mensonge comme le pense Kikuhito. Pourtant il reçoit quelques jours plus tard une enveloppe contenant le journal qu'a tenu le Maitre durant sept ans et dans lequel il dévoile sa vie, ses relations avec des femmes, des hommes, ses préceptes, "Tu m'as choisi pour maitre de vie (...) ne m'empêche pas de vivre la nouvelle vie que j'ai choisie. A plus forte raison, n'essaie jamais de m'imiter". Kikuhito, changé à jamais par cette expérience troublante , suivra alors son propre chemin mais c'est un autre narrateur qui prend la parole pour nous dire combien ce cheminement, cette errance pour se détacher du Maitre, fut longue.
En vrac et au fil des pages : voici un roman pour le moins étrange ! En revanche, à part un chapitre sur le journal du maitre intitulé "Mille nuits luxurieuses" dans lequel il retrace ses ébats amoureux, le reste du roman est essentiellement constitué de cette fascination exercée par le Maitre sur son disciple et la lente descente vers la solitude, l'errance dans laquelle il l'entraine, probablement par jeu.
J'ai appris en lisant ce roman qu'il avait été écrit en hommage à un récit de Sôseki, Le pauvre coeur des hommes. En effet, il en reprend la structure en trois parties et la trame ( Un jeune étudiant devient le disciple d'un homme plus âgé qu'il appelle "Maitre" et qui n'a d'autre activité que de réfléchir, la seconde partie l'étudiant se rend compte qu'il se détache peu à peu de sa famille, des traditions et ne jure que par le Maitre, enfin la troisième partie reprend le journal du Maitre jusqu'au dénouement tragique). On comprend donc mieux ce roman qui, visiblement, détourne les caractère pour centrer la trame sur les relations amicales et amoureuses mais propose lui aussi un regard pessimiste sur le monde. Malgré ses nombreuses conquêtes, ce maitre n'est pas heureux. On a du mal à cerner le personnage , ce qui fait le charme de cette lecture car on sent bien que la chute est à la fois liée au secret et au caractère affabulateur du maitre.
La fin qui fait éclater en quelques sortes le réseau si patiemment tissé par le maitre, entre amour et amitié, renvoie chacun à sa propre solitude. L'étudiant, influençable, se perd peu à peu et doit trouver sa propre voie. A ce sujet j'ai trouvé les choix stylistiques particulièrement judicieux puisque le récit est rédigé à la première personne à l'exception de la fin qui souligne la distance prise par rapport à notre personnage principal Kikuhito.Le dernier mot est donné à Kyoko, cette jeune femme fascinée et obsédée par le maitre qui voulait tout connaitre de lui , ne vivait que par lui mais finit par trouver la réponse à ses propres questions , en même temps que la paix intérieure. Je ne peux en dire plus de peur de dévoiler une clé de l'interprétation du roman ! Cependant ce récit m'a aussi interpelée sur les croyances, le rapprochement que l'on peut faire d'une culture à l'autre sur l'idée de vivre plusieurs vies en une ...
Ce n'est pas LA lecture de l'année mais un roman plaisant qui a le mérite d'être bien construit, dans un style agréable.