Pour seul cortège, Laurent Gaudé
Pour seul cortège, Laurent Gaudé,édition Actes Sud, 2012, 186 pages
édition A vue d'Oeil, coll. 18/19, 2012
Genre : roman
Thèmes : mort d'Alexandre Le Grand, succession, mythe, Macédoine, Egypte
L'auteur en quelques mots ...
Né en 1972, Laurent Gaudé mène des études littéraires qui le conduisent à écrire des pièces de théâtre dans un premier temps. Reconnu comme dramaturge, il se lance dans l'écriture de romans. Son premier roman Cris donne voix aux poilus de la première guerre mondiale dans un court roman polyphonique qui nous entraine au coeur des tranchées. L'année suivante voit la consécration de La Mort du roi Tsongor par le prix Goncourt des lycéens puis, en 2004, Le Soleil des Scorta reçoit le prix Goncourt. Depuis il s'essaye à toutes les formes et a même, je crois, sorti un album jeunesse.
Pourquoi n'ai-je jamais présenté cet auteur sur mon blog ? Parce que j'ai lu ses livres avant de le créer ! je présente Cris dans mes classes et il fonctionne toujours aussi bien, transportant mes élèves au coeur de la première guerre mondiale et les prenant aux tripes.La Porte des enfers reste un récit émouvant et fort pour moi mais j'ai une affection particulière pour Le Soleil des Scorta, à moins que cette dernière lecture ne surpasse toutes les autres...
L'histoire :
Alexandre Le Grand va mourir. La fête bat son plein et il sait. Il sait qu'il voit ses visages pour la dernière fois et rappelle à lui les souvenirs de sa splendeur.
A l'autre bout du continent Dryptéis voit s'avancer les cavaliers et elle sait. Elle sait qu'elle va devoir quitter son refuge pour un dernier voyage. Pourquoi ne peuvent-ils les laisser en paix, elle et son fils? Pourtant elle accepte de partir en apprenant l'agonie d'Alexandre, ennemi juré de son père Darius .Femme du défunt Héphaistion, fidèle d'Alexandre, elle a connu ce dernier dans sa gloire et doit aujourd'hui conduire à lui Sisygambis, la diseuse de mort.
Sentant les premiers assauts de la mort, Alexandre repense à sa mère Olympias: "A qui appartiens-tu Alexandre ?". Cette question ne lui laisse aucun répit alors que ses hommes le transportent vers ses appartements, lui qui a toujours connu les grands espaces, les chevauchées. S'engagent alors de terribles discussions : qui lui succèdera ? Chacun essaie de recueillir ses dernières volontés mais déjà Alexandre , luttant une dernière fois,ne parle plus." Cet homme ne sait pas mourir..."
Son voeu le plus cher a pourtant été respecté : alller le plus loin possible vers l'Est. Ericléops s'en est porté garant, partant seul vers ces territoires inconnus, mandé par son chef qui sait pourtant à quoi il l'expose. Sa voix retentit, implorant Alexandre de tenir encore pour lui permettre de le voir et de découvrir ce qu'il ramène.
Mais Alexandre n'est plus. Puisqu'il faut un coupable, Glaucos sera crucifié. Mais l'essentiel n'est pas là. Son corps doit être ramené en Macédoine, sur la terre de sa mère, et un cortège emporte le catafalque, mené par les pleureuses, parmi lesquelles Dryptéis. "C'est alors que les femmes entonnent leurs pleurs. Les Gracques et les Macédoniennes d'abord puis les autres, mêlant toutes les langues et les mille façon de pleurer (...) et c'est comme si la terre entière, avec toutes ses voix, se mettait à gémir".Ils ont tué sa soeur ,qui portait l'enfant d'Alexandre.Pourquoi n'a-t-elle pas saisi l'occasion pour partir ? Des voix la guident, celle d'Alexandre, celle d'Héphaistion lui recommandant de rester auprès de lui. Si bien que lorsque le cortège est attaqué par les hommes de Ptolémée, elle sait qu'elle ne doit sous aucun prétexte abandonner Alexandre et que sur elle repose sa dernière volonté : aller plus loin, vers l'Est ... vers "les tours de silence"
"Ce chemin qu'Alexandre fit avec fièvre, à la t^te d'une horde de jeunes gens ébouriffés, el cortège le fait avec tristesse, d'un pas lourd. C'est une ville entière qui avance"
En vrac et au fil des pages :
Sublime ! Il n'y a pas d'autres mots. J'ai été littéralement envoûtée par ce récit très fort, par ces voix qui m'ont rappelé le roman Cris. Ici la forme polyphonique fait émerger le mythe d'Alexandre Le Grand, connu pour son énergie, son exubérance.
Le dévouement de ses hommes est parfaitement retranscrit dans un récit qui fait la part belle aux conflits de succession qui ont ensanglanté les terres macédoniennes autour de -323 av JC. Mais ici c'est un chant que l'on entend, un poème à la gloire d'Alexandre chanté par ceux qui l'ont suivi jusqu'au bout et par celle qui aurait dû être son ennemie mais qui lui rend un dernier hommage vibrant.
Laurent Gaudé se documentant sur la vie d'Alexandre Le Grand avoue être tombé sur cet épisode du cortège mené de Babylone en Macédoine puis repris par Ptolémée et emmené en terre égyptienne, par hasard. Autour de ce moment il retrace l'enjeu politique de la mort d'Alexandre mais, loin du documentaire, en fait une épopée qui mêle fiction et réalité historique. La force du récit est de tenir le lecteur en haleine, ainsi avec l'hommage d'Ericléops auquel je ne m'attendais pas du tout et que j'ai trouvé tellement juste et bien amené.
La voix des morts se mêle à celle des vivants. Alexandre vit encore par la volonté de son entourage, ivre de gloire comme il l'a toujours été, par ce qu'il a fait d'eux : des frères d'armes à qui il a fait connaitre des contrées que jamais ils n'auraient soupçonnées. Dryptéis, elle, est encore en vie et voit cela comme un signe, de même que Tarkilias qui fait d'elle un témoin de la dernière chevauchée. ce dernier passage est absolument sublime : "les cavaliers du dernier souffle".
Le style est ample, travaillé. La langue est belle et épouse parfaitement le sujet.Devant nos yeux se déploient les grands espaces et le souffle d'Alexandre. On ne pouvait pas parler de ce personnage mythique sans employer les ressorts d'une grande épopée.
J'ai lu de nombreuses critiques négatives de ce roman . Je crois qu'il faut y entrer sans l'appréhension du documentaire ou du énième récit sur Alexandre. Ce n'est rien de cela.Et à l'heure où on déplore chez nos auteurs un style pauvre,il y a urgence à lire de tel romans ...
Pour le plaisir d'entendre l'auteur parler de son texte :