Sombre dimanche, Alice Zeniter
Sombre dimanche, Alice Zéniter, éditions Albin Michel, 2013, 284 pages
Genre : roman
Thèmes : Hongrie,Russie, communisme, solitude, pauvreté, femmes, amour
Merci aux éditions Albin Michel qui m'ont gentiment envoyé ce livre.
L'auteur en quelques mots ...
Née en 1986 en Basse Normandie, cette Normalienne a enseigné une année en Hongrie. Auteur de trois romans : Deux moins un égale zéro,Jusque dans nos bras, Sombre dimanche, elle a publié son premier écrit à 14 ans. Passionnée de théâtre elle travaille comme dramaturge pour diverses compagnies et a écrit une pièce : Specimens humains avec monstres." Je suis dramaturge dans les deux sens, confie-t-elle, le sens français qui est d'écrire des pièces de théâtre et le sens allemand qui est d'être spécialiste du texte auprès d'un meteur en scène ou d'une équipe de théâtre".
On retrouve dans ses écrits des questions telles que le mariage blanc, l'immigration ou le décalage entre les générations, le côté déprimant de la description que l'on fait du monde pour les générations à venir, les peurs des jeunes, thèmes qui lui tiennent à coeur.
L'histoire
Imre écoute son grand-père ivre chanter au fond du petit jardin, comme tous les 2 Mai , "Chaque année la même scène se répétait (...) et chaque année Imre entendait la chanson maudite, assénée chaque fois avec plus de haine". Dans un instant sa soeur, Agnès apparaitrait pour faire rentrer le vieil homme et son père, Pàl, ploierait sous le chagrin.
Dans cette petite maison familiale au milieu des rails, les habitants entretiennent un lourd secret qui, de génération en génération, semble peser sur les hommes et faire fuir les femmes. "C'était le grand-père du grand-père qui avait acheté le terrain au temps lointain où il n'était qu'un champ". Peu à peu les rails avaient encerclés la maison mais l'arrière grand père avait refusé de partir. Face aux autorités il avait tenu bon et consolidé sa maison sur le fronton de laquelle il avait gravé : Imre Mandy, "le nom de tous les premiers nés mâles de la famille". Tous, sauf le père d'Imre, Pàl, "une scorie dans l'arbre généalogique".
" La modernisation de Budapest avait transformé la petite demeure en un îlot au milieu des rails". Au fil des ans, les passagers des trains avaient pris l'habitude de jeter leurs déchets par la fenêtre, directement dans le jardin des Mandy. Imre " marchait sur leurs débris en s'interrogeant sur chacun d'eux, en leur prêtant à tous des destins extraordinaires". Et invariablement, le grand-père balayait chaque jour ces traces de modernité, les refoulant au -delà du terrain familial, petite revanche quotidienne sur le monde moderne. Bercé de craintes et de discours passéistes,des insultes du grand-père contre Staline, le jeune Imre n'osait jamais s'aventurer au-delà des limites, à commencer par la gare qui jouxtait la maison. Son père, Pàl, y travaillait pourtant comme vendeur de sandwiches, comme sa mère Idilko qui délivrait des tickets pour les lignes intérieures tout en rêvant à la promotion qu'elle pourrait avoir : vendre des tickets vers des horizons lointains. Mais le régime communiste ne permettait pas ce genre de sorties . "Pour Imre, les membres de sa famille étaient des serfs que le seigneur ferroviaire avait réduit aux travaux forcés (...)".La gare devint alors pour Imre un lieu de crainte et d'attrait tout à la fois. C'est de là toutefois que sortira son meilleur ami , Zsolt, fils du contrôleur, le seul "être de la gare" qu'il accepte et avec qui il passera son enfance à imaginer tout un monde en dehors de ces murs, puis son adolescence à rêver de filles américaines. Pourtant Zsolt évolue dans un milieu aisé qui lui donne accès à la bibliothèque, le berce de rêves de grandeur et de libération alors qu'Imre reste timoré "dans un monde d'économies et de chuchotements" et ,n'ayant pas sa culture, souffre d'un complexe d'infériorité, "Il ne pouvait lire que ses livres d'école, des recueils de discours et de poésie communistes où tarsasag ( camaraderie) finissait toujours par rimer avec szabadsag ( liberté) et où de braves enfants d'ouvrier mouraient dans la neige (...) il en déduisait avec effroi que le communisme brouille le sens de l'orientation".
Le temps qui passe bouleverse le pays, sépare les amis qui se créent peu à peu deux univers différents, inflige aux femmes de la famille Mandy des souffrances et une solitude qui leur pèse et les pousse à la fuite, au repli sur soi ou au suicide. Chaque génération semble étrangement victime de cet éternel recommencement. Comme si les hommes de la famille devenaient les bourreaux inconscients de ces êtres faits de rêves et d'espoir. "Sara Mandy était morte en 1955, d'un excès de communisme si on en croyait le grand-père. Pàl avait 10 ans", la mère du jeune Imre, Idilko, rêveuse dans un pays qui ne permettait pas le rêve, avait été fauchée par un train. Dans ce contexte qu'il ne maitrise pas,Imre cherche à savoir, à comprendre quelle malédiction pèse sur sa famille, quel secret garde le grand-père, quel lourd fardeau pèse sur son propre père, si triste.
Il lui faudra traverser lui aussi la douleur de la perte d'une mère , les premiers émois, les changements de la société hongroise enfin ouverte au monde après 1989, puis la découverte et la perte de l'amour, pour commencer à comprendre et se libérer de ses chaines ...
En vrac et au fil des pages
C'est avec gravité et force, mais aussi pas mal d'humour, qu'Alice Zeniter construit son récit autour de personnages pittoresques, marqués par leur époque. A la manière d'un portrait de famille, elle nous dévoile les secrets qui pèsent sur les Mandy qui , de père en fils, se voient affublés du même prénom :Imre, mais aussi d'une mélancolie et d'une solitude dans laquelle ils s'engluent, chacun réagissant à sa façon aux événements. Ainsi, l'histoire commence comme un conte avec l'image d'un arrière grand-père déterminé à maintenir une cellule familiale forte contre les autorités, préservant sa petite maison au milieu des rails comme un îlot contre le temps. Mais elle se poursuit comme un drame, mettant en scène une malédiction qui accable les femmes de la famille.
Les personnages décrits sont des êtres entiers, dans leurs forces comme dans leurs faiblesses et l'on rira de ce grand-père acariâtre autant qu'on le détestera pour la peine qu'il a infligée à son fils Pàl; on plaindra ce dernier comme le mal-aimé de la famille autant qu'on aura envie de le secouer. Pourtant le grand-père Imre est sans doute le personnage fort du récit, lui qui a participé au démantèlement de la statue de Staline et en a subi les conséquences, perdant une jambe. Mais l'orgueil dont il fait preuve est cause de l'abandon de son fils et du confinement de la famille dans une situation dramatique.Car il leur manque une qualité première qui est de se battre, de ne pas laisser les événements s'acharner sur eux, d'envisager un avenir .L'on comprend rapidement que chaque époque a fait peser sur ce pays , étouffé par le communisme, des contraintes qui ont brisé les rêves, coupé les ailes des plus forts et endurci les coeurs.
Les femmes dans ce récit sont porteuses d'espoirs. Elles sont la joie, le rêve, le côté maternel qui manque sous un régime totalitaire. La chute est d'autant plus dure lorsqu'elles se frottent à la réalité, délaissées, brisées,perdues et qu'elles ne peuvent trouver de refuge en ces hommes qui les entourent. Tous les personnages ont développé un monde intérieur qui leur est propre et qu'ils ne partagent pas. La communication est l'élément essentiel qui manque à cette famille et ne cesse de l'attirer vers le bas. Chacun reste avec ses questions, ses doutes mais surtout ses peurs.
On touche aussi dans ce roman au thème de l'éducation . Les barrières sociales sont autant de gouffres entre ceux qui peuvent échapper au régime par leur intelligence ou leur capacité de réflexion et ceux qui , comme Imre, se laissent porter sans réfléchir, parce qu'ils n'en sont pas capables et n'ont pas reçu les moyens d'une émancipation intellectuelle. C'est la distance entre Imre et Zsolt, celle qui fera dire à ce dernier qu'Imre est un bon petit russe, entre Imre et sa femme allemande venue en Hongrie pour trouver l'exaltation d'un "pays fraichement sorti du communisme". Ralliée à l'Allemagne nazie lors de la seconde guerre mondiale, la Hongrie permet ce rapprochement. Le roman souligne les alliances et les ruptures qui ont marqué l'histoire du pays, les soulèvements avortés (comme celui tenté par le peuple hongrois en 1956), les espoirs déchus. Les personnages s'en font l'écho : "La seconde guerre mondiale avait été un chaos total durant lequel le pays avait servi de parc à thèmes aux Hongrois, aux Allemands et aux Russes qui l'avaient tour à tour contrôlé. (...) Ildiko était née à la fin du conflit, tout comme Pàl, et elle avait compris très tôt que ne pas avoir vécu la guerre constituait une frontière inamovible entre sa génération et celle de ses parents, celle du grand-père".
L'humour n'est pas absent du roman, au contraire, et l'évolution du jeune Imre donne lieu à des scènes savoureuses comme lorsque le jeune homme découvre que sa soeur , à qui il voue une adoration sans borne, a quelqu'un dans sa vie:
"Sans un mot il se levèrent tous les deux et s'approchèrent à pas de loup de la chambre. Derrière la porte il y avait un murmure. Zsolt colla son oeil à la serrure. La pièce était sombre et il ne voyait presque rien. Mais , tout à coup, quelqu'un dans le lit se redressa et alluma la petite lampe sur la table de chevet (...)
- Il est à poil, dit Zsolt (...) complètement à poil, on lui voit la bite et tout.
C'était trop pour Imre (...) Il poussa un couinement dégoûté. Agi était derrière la porte, dans la même pièce qu'une "bite et tout". Ce n'était pas possible.
La porte s'ouvrit (...)
- Qui c'est ? demanda Zsolt sans se défaire de son assurance (...)
- Qui c'est qui ? Il n' y a personne (...)
- L'homme nu, dit Imre, celui avec la bite " pp51/52
Imprégné de culture américaine, de séries télévisées, Imre symbolise l'ouverture de la Hongrie au capitalisme, la déferlante de produits et de postures américaines sur le marché. L'auteur a choisi un produit éminemment symbolique en le faisant travailler dans un sex-shop, ce qui souligne la soif d'émancipation et de liberté de cette société hongroise brimée durant des générations mais aussi le poids du passé qui a façonné les mentalités .
Le roman semble finir sur une note d'espoir, c'est dumoins en ce sens que j'ai voulu l'interpréter. C'est dans tous les cas une forme de libération que parvient à trouver le dernier Imre, même si ce n'est pas la panacée. C'est le roman d'un affranchissement dont seule sera capable la dernière génération. Imre est le reflet d'un pays longtemps asservi qui est entré dans le monde moderne avec , en tête, le modèle américain et qui doit trouver en ses racines la force d'aller de l'avant en se libérant du carcan familial, social et politique.
Merci aux éditions Albin Michel pour cette découverte.
Je pense lire prochainement Jusque dans nos bras, car l'écriture d'Alice Zeniter, légère et teintée d'humour malgré des sujets graves, me donne envie de poursuivre la découverte de l'auteur.