Cristallisation secrète, Yoko Ogawa

Cristallisation secrète, Yoko Ogawa, éditions Actes Sud, 2009, 341 pages

Genre : roman contemporain

Thèmes : souvenirs, résilience, amitié, générations, écriture, oubli

Traduit par Rose-Marie Makino

 

L'auteur en quelques mots ...

Retrouvez la biographie de l'auteur sur le billet précédent :

La Formule préférée du professeur

L'histoire :

 

"Je me demande de temps en temps ce qui a disparu de cette île en premier."

Alors que la narratrice, écrivaine, se remémore les souvenirs de son enfance, elle revoit sa mère, une femme douce et exceptionnelle qui lui racontait le monde d'avant et conservait précieusement les objets disparus dans un meuble à tiroir.."Autrefois, avant ta naissance, il y avait des choses en abondance ici. Des choses transparentes qui sentaient bon, papillonnantes, brillantes..."

Isolés sur une île, les habitants n'ont d'autre choix que de se résoudre aux disparitions. Néanmoins ils n'en souffrent pas, ajoutant à leur coeur une cavité, comme si l'objet n'avait jamais existé. Le matin de la disparition, chacun se résout à se débarrasser de l'objet qui n'a plus lieu d'être, répondant à un appel invisible. Oublier, c'est effacer jusqu'au mot qui désigne l'objet.Seuls quelques habitants conservent le souvenir de ces éléments et en éprouvent de la nostalgie. Dès lors, une police secrète traque les souvenirs et emmène dans un lieu secret les récalcitrants qui mettent en péril le bon déroulement de la vie sur l'île.

La jeune femme écrit des romans qui mettent en scène la disparition. Mais comment poursuivre l'écriture si les mots disparaissent , si elle ne sait plus trouver le vocabulaire pour exprimer ce que vivent ses personnages ?

Pourtant,lorsque sa mère a été emmenée par les traqueurs de souvenirs, elle a laissé à ses voisins des statuettes qui recèlent bien des souvenirs que la jeune femme ne comprend pas. C'est aidée de son éditeur, R, lui-même en danger car il n'oublie pas, qu'elle va comprendre ces objets que sa mère tenait à conserver pour elle, réminiscence d'un passé insouciant, heureux, poétique. Aidée du grand-père, elle entreprend de cacher R dans une pièce secrète. Mais alors que les disparitions deviennent de plus en plus fréquentes, la narratrice craint d'oublier jusqu'à l'existence de R. Qu'adviendra-t-il de cet homme une fois que tout aura disparu ?

En vrac et au fil des pages ...

 

C'est un récit poignant que nous livre Yoko Ogawa. Une certaine tension, presque angoissante, s'installe dès lors que le lecteur comprend que les disparitions peuvent toucher également les corps et non seulement les objets.

La narratrice oscille entre l'envie de faire revivre ce qui a disparu et l'incapacité de le faire, son cœur étant troué de nouvelles cavités à chaque disparition. 

Le phénomène qui mène l’île vers sa disparition totale permet d'aborder le souvenir, le lien entre les objets, le décor et les sensations, les personnes. Ceux qui n'oublient pas pourraient devenir des passeurs de mémoire mais sont irrémédiablement traqués puis emmenés on ne sait où, eux-mêmes oubliés par les autres.

Pourtant l'éditeur de la narratrice n'oublie pas et va, lui, devenir ce passeur, s'efforcer de faire revivre les sensations liées aux objets. Le grand-père et la jeune femme ont alors l'espoir de voir grandir en eux une émotion et s'efforcent de rassembler tous les objets oubliés qu'ils peuvent retrouvés, notamment ceux que la mère de la narratrice a toujours caché, refusant l'inéluctable.

Le plus angoissant, curieusement, est le sentiment des habitants de cette ile de n'avoir jamais connu les objets disparus et ne savoir qu'en faire lorsqu'ils les retrouvent. On sent alors qu'il ne sera peut-être pas possible de revenir en arrière. L'auteure ajoute à cette impression le calme troublant, l'indifférence, la lenteur d'un récit qui nous guide vers la disparition même de l'écriture.

Le personnage de R est remarquable, retrouvant les mots, jamais désabusé malgré l’exiguïté de sa cachette dont il sait qu'il ne sortira jamais. On espère qu'il va réussir, ramener l'ile à une vie qu'elle a connu.

Deux récits s'entrecroisent : la vie de ces trois personnages et l'histoire qu'est en train d'écrire la narratrice. Dans ce récit, la disparition tient aussi une grande place et mène à l'annihilation de l'humain par la manipulation d'un homme, dominateur, malsain, qui retient de jeunes femmes et les mène à ne plus exister pour elles-mêmes.

La fin du roman propose une fusion des deux récits, et donne à ce roman une dimension kafkaïenne qui nous laisse sans voix.

J'ai apprécié les discussions entre les personnages sur le souvenir, le phénomène qui, pour l'un, les annihile et pour l'autre les transforme :"Le coeur n'a pas de contour, pas de fond non plus. C'est pourquoi il est capable d'accueillir n'importe quelle forme pouvant descendre à une profondeur infinie (...) Les souvenirs ne se contentent pas d'augmenter, ils changent avec le temps". Certaines disparitions sont plus choquantes que les autres, comme les photographies que R refuse de voir disparaitre.

Finalement la question principale est : à quoi cela sert-il de garder des souvenirs qui ne nous servent à rien ? Elle est posée par un fonctionnaire de la police secrète et nous interroge indirectement sur notre propre vie, le foisonnement des souvenirs,à la fois nécessaire et parfois pesant car empêche d'avancer.

C'est vraiment un récit bien construit, qu'il faut accepter pour ce qu'il est sans chercher à trouver une explication à tout ( on ne sait pas sur quelle île se déroule cette histoire ni à quelle époque mais cela n'a pas d'importance), porté par une écriture poétique et fine. La fin tend vers l'Absurde, au sens littéraire, et rend l'oeuvre inclassable.

A découvrir absolument.

 

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