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J'adore cette photo , prise par ma fille, car j'y lis toute l'admiration de cette jeune femme pour l'auteur qu'elle a écouté deux heures durant et qui a fait don de lui-même ce soir. Tous, nous sommes ressortis de cette soirée enchantés, touchés et sûrs de nos choix de lecture.

 

Je retranscris les paroles d'Eric Emmanuel Schmitt telles que je les ai entendues. cela me parait bien plus fidèle qu'un long récit sur ce que j'en ai retenu. Puis je suis encore dans l'émotion d'une rencontre...

 

19h00, Eric Emmanuel Schmitt arrive, tout de blanc vêtu ! Il a été convié par les librairies Agora et  la médiathèque de St Pierre de la Réunion à présenter son dernier ouvrage, La Femme au miroir. Deux gros fauteuils rouges ont été disposés sous les banians mais il restera debout, longtemps, afin de voir son public et de permettre à tous de mettre un visage, une voix, sur les mots lus et relus.

 

C'est alors que résonne l'appel à la prière de la mosquée qui se trouve à quelques pas de nous.Chacun sourit, Eric Emmanuel Schmitt aussi; le voilà accueilli en terre réunionnaise. Il n'y a pas de hasard !

 

"Dans la Rêveuse d'Ostende vous dites: "En voyage, les noms m'attirent avant les lieux (...) Quand la bourgade porte le patronyme d'un saint, ma fantaisie le construit autour d'une église (...) s'il signale un matériau - Pierrefonds- mon esprit gratte le crépis pour exalter les pierres (...) . Lorsque j'approche une ville, j'ai d'abord rendez-vous avec un nom." Que diriez-vous de la ville dans laquelle vous vous trouvez ce soir M Schmitt ?".

 

Je trouve cette première question bien trouvée, juste (pardon car je ne me souviens plus du nom des personnes qui ont mené cet entretien).

 

- Je suis venu à La Réunion pour vérifier cela et ce que l'on en dit ( mixité, diversité des cultures, mélange...). Pour St Pierre j'imaginais forcément un rocher, "Sur cette pierre tu construiras mon église". Je n'avais pas pensé qu'on puisse y mettre une pagode chinoise, une mosquée.

 

- Parlez-nous de La Femme au miroir. Y exprimez-vous un regret de ne pas avoir connu la Renaissance ou une autre époque ?

 

- Je suis furieusement de mon époque. Je regrette de ne pas avoir rencontré certains êtres mais j'appartiens à mon temps. J'aime mon époque d'autant plus qu'elle est mouvante. L'écriture permet d'épouser un autre temps, c'est ce qui est formidable.

Un des projets du livre était de metttre une époque au miroir et non seulement trois femmes. Ces trois périodes vont permettre à ces femmes de s'affirmer et en même temps vont les détruire.La Renaissance propose une vision religieuse du monde. Cela va aider Anne de Bruges à accepter son temps. Son époque va accepter sa différence mais elle va aussi la broyer. C'est la période des grands foyers de l'inquisition !

La fin du XIX°S, début XX°S, est une époque psychologique. On écrit, on lit des romans pour comprendre sa vie. Anna, Vienne, moment charnière de la vie de la psychologie. Nous sommes peut-être agis par des pulsions que nous ne comprenons pas. Elle a épousé un homme comme une tentative de la dernière chance. Elle essaie d'être une femme comme il faut. Les catégories de la psychologie vont l'aider à se comprendre.

Enfin, notre époque que je définis comme une époque chimique. On prend une pilule pour changer d'état d'âme, on croit que tout ce qui se passe en nous n'est que de la chimie. Le corps d'Anny appartient à tout le monde sauf à elle. il est envahi par le succès, les amants de passage et l'alcool. Elle est sous camisole chimique.

Ces trois femmes sont intelligentes et ne le savent pas.Elles ont été élevées pour être des femmes selon les hommes. Elles ont l'humilité des femmes qui s'ignorent.

 

 

- Pourrait-on dire que c'est la même femme que l'on retrouve dans ces trois parcours ?

 

- C'est en effet une question que je voulais que l'on se pose. Les différences entre ces trois femme sont dues à l'époque dans laquelle elles s'inscrivent. Mais elles ont des points communs, osent briser le miroir, échapper au destin que l'on a conçu pour elles.

Je me suis toujours demandé ce qu'une femme voit lorsqu'elle se regarde dans un miroir (sourire amusé vers le public, essentiellement féminin ce soir !). A mon sens elle essaie de voir ce que voient les autres, arrêtez-moi si je me trompe. Elle se demandent si elles sont conformes à l'image sociale attendue. Ce rapport au miroir est un moment violent. Elles sont dans un rapport de contrainte avec ce corps. C'est comme une fenêtre dans laquelle il y aurait dix mille visages. On dirait que la femme regarde quelque chose qui va la faire souffrir. Je prends souvent cet exemple mais imaginez des hommes et des femmes dans un ascenseur. Avez-vous remarqué qu'un homme se regarde rarement dans le miroir à ce moment ? Car il est conscient que le lieu, la lumière blafarde vont lui révéler un reflet qui n'est pas le sien. Les femmes, elles, vont s'infliger cette souffrance, se contraindre à regarder cette image horrible!

 

L'assitance sourit, hochements de têtes. IMG_1747.JPG

 

Ces trois femmes vont décider de vivre leur destin, elles vont devenir rebelles malgré elles. Ce qui compte ce n'est pas le bout du chemin mais le cheminement.

 

- Votre parcours( professeur de philosophie, agrégé ...) vous a mené à l'écriture. Qu'avez-vous trouvé dans l'écriture que vous ne trouviez pas ou plus dans votre métier ?

 

- D'abord l'émotion. On pense souvent que la vie d'un intellectuel doit mettre à l'écart les émotions. Or on sait que la mémoire s'appuie sur les émotions. Ce que je trouvais dommage dans la philosophie c'était cette mise à l'écart.La littérature permet cela.Ecrire des histoires c'est pour moi mettre la philosophie dans la vie, à sa juste place.On se pose tous des questions: pourquoi aimons-nous ? pourquoi souffre-t-on ? La philosophie est là, dans les questions que l'on se pose.

 

- La plupart de vos romans proposent un fond religieux. Or vous êtes athée... 

 

- C'est ce que je croyais aussi ! Si vous me demandez si Dieu existe, je réponds je ne sais pas mais je crois que oui. Ce que je crois n'est pas ce que je sais. Croire c'est adhérer à des valeurs, à une façon de mettre du sens pour accepter une révélation. Savoir c'est d'un autre ordre. Pour moi, nous sommes tous des agnostiques ignorants !

Je veux savoir ce qui fait battre le coeur des gens, comment ils conçoivent une mort, un amour. Le cycle de l'invisible parle de religion. Une religion est plus proche de mon coeur mais j'ai de l'intérêt pour celle des autres. Mon regard est humaniste et philosophique. 

 

A partir d'ici certains éléments révèlent beaucoup sur l'histoire. Si vous n'avez pas lu le livre ... fermez les yeux !

 

http://www.eric-emmanuel-schmitt.com/images/news/femme%20au%20miroir%20news1.jpgQuestions de lecteurs : je ne peux toutes les reprendre car ne les ai pas notées mais trois d'entre elles m'ont interpelée. La première concernait la complexité du roman, La Femme au miroir, l'idée de dévalement d'une femme à l'autre, de Anne de Bruges à Anny en passant par Anna. Cela ressemble à l'évolution de notre société, propose ce lecteur qui a pris le temps d'analyser l'oeuvre, d'une Anne pure à une Anny qui n'existe que par la fiction. Il reprend l'idée de sacrifice, citant l'exemple du sacrifice consentant joué par Anny dans le roman. Anne aussi s'est sacrifiée. Quel sens a voulu donner Eric Emmanuel Schmitt à tout cela ?

 

- Vous m'avez déshabillé ! Un roman est une fable, un récit qui doit dégager un sens. A la fin, la jeune comédienne joue le destin d'Anne de Bruges et va ainsi intégrer son sacrifice. En même temps je corrigerais juste l'idée de la pente déclinante. On passe d'un âme à un corps malmené, c'est vrai. Je ne vois pas de progrès dans l'histoire de l'âme, c'est vrai. Mais je ne veux pas dire que cela était mieux avant. La condition de la femme a évolué, ce qui est positif même s'il reste beaucoup à faire et à dire.Si la dernière femme peut s'accomplir, c'est qu'elle se nourrit de ce que les autres ont vécu. Anna et Anny vont prendre de la distance car elles vont découvrir l'histoire d'Anne de Bruges.

C'est par la connaissance d'autres philosophies qu'on peut se déprendre de la glue qui nous empêche de nous épanouir et de comprendre.

 

Une lectrice remercie l'auteur pour avoir donné là un livre d'une grande sensibilité, un regard bienveillant sur les femmes

 

- Aller vers le féminin lorsqu'on est un homme permet de comprendre le monde à travers d'autres yeux. En écrivant ce livre j'avais plusieurs autres corps. Lorsque j'écris du point de vue d'un homme je suis un peu plus distancé. J'ai vécu ce livre-là physiquement ! La nature est généreuse et permet aux femmes d'enfanter, chose que nous ne connaitrons jamais nous les hommes. Mais elle est aussi avare en n'offrant à la femme qu'une place d'épouse ou de mère.

Par philosophie je suis féministe et par curiosité et goût je suis féminin.

 

Intervient alors une jeune fille de 14 ans qui révèle avoir vécu la même expérience qu'Oscar ( Oscar et la dame rose). Son témoignage est touchant. Elle dit avoir ressenti des émotions très fortes à la lecture de ce livre et en remercie Eric Emmanuel Schmitt.

 

- C'est vous qui faites les livres, ce qu'ils deviennent. Je n'ai pas vécu de façon personnelle ce que vit Oscar et ce que vous avez vécu. Mais lorsque j'étais enfant, mon père qui était kinésithérapeute, m'obligeait à le suivre le jeudi après midi et le samedi dans les cliniques ou institutions où il soignait. Je me suis fait des camarades là bas. D'ailleurs il fut un temps où je pensais que c'était être bien portant qui n'était pas normal, que la normalité c'était la maladie ! Le destin d'Oscar et la dame rose m'a échappé et aujourd'hui il est entré dans les écoles et les hôpitaux. J'en suis flatté et ravi s'il peut servir et aider.

 

Eric Emmanuel Schmitt évoque ensuite la musique, sa passion pour Mozart et Beethoven

 

- Les Noces de Figaro ! Ce fut le déclencheur. Mozart me rendait un rapport vivant aux choses à une période de ma vie où j'étais en dépression. La dépression c'est la mort du désir. C'est Mozart qui m'a guéri. Les musiciens sont des guides, des philosophes. La tristesse peut être belle. Il y a toujours de l'égoisme dans la souffrance. Mozart aimait et comprenait la tristesse.

Les musiciens sont des pères spirituels pour moi. Dans ces écrits sur les musiciens j'ai choisi des moments de ma vie que tout le monde a pu vivre, quand je dis "je" je dis "nous".

Beethoven incite à cultiver la joie plus que la tristesse. Il a eu une vie horrible, or il nous laisse "L'Hymne à la joie" ! Comment peut-on avoir une vie aussi pénible et être l'apôtre de la joie ? La force de la musique est de descendre au plus profond de nous. En trois notes les musiciens nous émeuvent. Moi, pour susciter l'émotion, je rame ! Donc je suis très jaloux, je les déteste mais je ne peux m'en passer. Dans mon écriture je pense qu'on voit la nostalgie du musicien que je n'ai pas été.

 

A la question d'un enseignant qui lui demande s'il existe deux sortes de littératures, une populaire et une plus vraie il répond :

 

- Si le goût de la littérature passe par des oeuvres consommables et jetables, alors tanpis. Garder le plaisir de lire est plus important. Je me dis qu'ensuite ils comprendront ce qu'est la littérature. Le plaisir c'est aussi relire un livre qu'on a aimé et en redécouvrir les richesses. Comme disait Roland Barthes " Le bonheur de relire Proust c'est qu'on ne saute jamais les mêmes passages" !

Je me souviens avoir pleuré à la mort de D'artagnan, c'était ma première mort. Les Trois mousquetaires furent une révélation pour moi, c'est là que tout a commencé alors qu'avant je n'aimais pas lire !

Je pensais, étant jeune, que j'étais un grand lyrique. Un jour je montre mes écrits à une amie et elle me dit "Tu veux être Claudel mais si tu étais Guitry!". C'est en écrivain qu'on découvre l'écrivain qu'on est. Je suis un pasticheur de première, je pouvais imiter tous les styles. Puis je me suis posé la question : ma voix, c'est laquelle ? Comme dirait Cocteau "A force d'imiter tout le monde on finit par mourir d'étouffement sur une couverture écossaise". J'ai découvert mes caractéristiques littéraires avec le temps.

 

Une personne l'interroge sur cette expérience mystique qu'il dit avoir vécu dans le désert.

 

- J'ai eu la chance de partir dans le désert à l'occasion de recherches sur Charles de Foucault. J'y suis entré athée et j'en suis ressorti croyant. Je m'y suis perdu pendant trente deux heures, sans vivre, sans rien. Mais durant cette nuit j'ai éprouvé la confiance alors que je pensais avoir peur.C'était une expérience mystique ou comme dit Blaise Pascal, "une nuit de feu". Je ne peux pas mettre de mots là- dessus. Toute expression tourne autour, on ne trouve que des manières de dire mais on ne peut pas dire vraiment. Une expérience telle n'est pas partageable, on ne peut que témoigner. J'étais athée, d'une famille athée, ayant fait mes études auprès de Jacques Derrida ! Mais j'ai été obligé de faire un coming-out ! (il rit) car on m'interrogeait sur mon amour de la vie, des autres. Alors un jour j'ai craché le morceau: j'ai la foi.Et tout à coup on découvre que ce n'est pas politiquement correct. Mais ça m'est égal. Avant, en écoutant quelqu'un parler ainsi je me disais, comme certains d'entre vous surement ce soir, "mais qu'est-ce qu'il raconte?". Je ne cherche d'ailleurs pas à vous convaincre.

Tous mes livres racontent à leur manière ce moment. Anne est une mystique de la nature. Dans cette impossibilité de dire le fondamental, je parle de cette nuit-là, cette nuit dans le désert. Toute écriture tente de dire l'indicible, c'est pour cela que je n'arrêterai jamais.

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Nous terminons sur l'évocation de la prochaine parution: Les dix enfants que Mme Ming n'a jamais eus. Une femme prétend avoir eu dix enfants. Le narrateur va essayer de percer son secret. Ce secret c'est Confucius. C'est le sixième volume du cycle de l'invisible, une sagesse et non une religion.

 

21h30 : mon tour viendra, les gens forment patiemment une file d'attente, une file de fans de la première heure, de jeunes qui ont aimé Oscar ou Le Sumo qui ne voulait pas grossir, de femmes et d'hommes qui ont apprécié cette soirée et espère maintenant un échange, si court soit-il. J'ai longtemps pensé aux questions que je lui poserai mais finalement je n'enai posé aucune, préférant lui dire, tout simplement, ce que j'avai dans le coeur. mais ça c'est mon petit secret !

 

22h : je ressors de ce lieu apaisée, émue. Il est agréable de découvrir que ce que l'on ressentait à la lecture est vrai, cette sensibilité, la complexité des histoires narrées et en même temps cette impression de pouvoir se retrouver dans tous ses écrits. C'est un écrivain avec qui je prendrai plaisir à converser si l'occasion se présente à nouveau et qui me donne, forte de cet éclairage sur sa vie, son écriture, son "moi" aussi car il s'est beaucoup livré ce soir, l'envie de relire ses écrits.

 

Bibliographie : qui me donne envie de créer un petit challenge lecture !

Romans :

- La Secte des égoistes

- L'Evangile selon Pilate

- La part de l'autre

- Lorsque j'étais une oeuvre d'art

- Ulysse from Bagdad

- La femme au miroir

Cycle de l'invisible :

- Milarepa

- Monsieur Ibrahim et les fleurs du coran

- Oscar et la dame rose

- L'Enfant de Noé

- Le Sumo qui ne voulait pas grossir

Nouvelles:

- Odette tout le monde et autres histoires

- La Réveuse d'Ostende

- Concerto à la mémoire d'un ange

Essai :

- Diderot ou la philosophie de la séduction

Ecrits plus intimes:

- Ma Vie avec Mozart

- Quand je pense que Beethoven est mort alors que tant de crétins vivent



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